FormaBoom
20.10.2019

L’école est finie

Rencontre avec Quentin Guillaume, co-fondateur avec Bérangère Perron de FormaBoom, un studio de design graphique basé à Marseille, qui revendique une approche singulière pour chacun de ses projets. À l’occasion de cet entretien, nous échangeons sur la période qui marque le début de l’activité professionnelle après un cursus en école d’art.

Thomas Amico Peux-tu me parler de ton parcours ?

Quentin Guillaume À la fin du collège, après la troisième, j’ai cherché un CAP de graphisme. À l’époque je faisais du graffiti et j’avais des potes plus vieux qui faisaient déjà du graphisme, des pochettes de disques, pour des groupes de rap locaux, des flyers… Après mon CAP j’ai donc fait un Bac Pro dessinateur en communication graphique.
  Ensuite, j’ai passé mon DNAT design graphique à l’ERBA Valence [ancien ÉSAD Valence, ndr] puis je suis allé en section vidéo aux Arts Décoratifs de Paris. Parce qu’après trois ans à Valence c’était important de continuer en Master. Mais en sortant de l’école, avec Bérangère, on a pris une grosse claque : on s’était éloignés du monde professionnel après le CAP et le Bac Pro pour être dans le monde du « designer graphique chercheur ». On s’est retrouvés confrontés à la difficulté de « comment gagner de l’argent ? »
  À ce moment-là, je voulais être assistant d’artiste, j’ai donc envoyé des mails à des artistes que j’aimais bien, Claude Lévêque, Nicolas Moulin, Alain Declercq, etc. J’ai fait des petits boulots, quelques missions en agence de communication. Une agence m’a proposé de travailler pour 1 200 € par mois en CDI ou en free-lance pour 3 000 € par mois, j’ai directement accepté de travailler en free-lance. J’ai travaillé avec eux trois ans. Puis on s’est dit, Bérangère et moi, qu’on allait monter un studio ensemble, c’est à ce moment-là qu’on a créé FormaBoom. On a gagné un concours pour l’identité visuelle du musée des Beaux-Arts de Lyon. Ça nous a fait un petit book, on a réussi à trouver d’autres commandes, etc. Nous sommes ensuite partis de Paris pour nous installer à Marseille, on a fait un co-working, ce qui nous a permis de rencontrer d’autres gens et créer un réseau.

Logo du studio FormaBoom.

T.A. Travailler en couple, le conseilles-tu ?

Q.G. Être à deux, c’est super important parce qu’en faisant du graphisme tu t’épuises rapidement, il faut pouvoir partager les projets avec quelqu’un pour reprendre de l’énergie. Même pour la relation client c’est important, à deux on est plus solides, les gens vous écoutent plus. Et puis un garçon et une fille ça marche bien, il ne faut pas oublier que c’est d’abord du rapport humain tout ça. Les gens ne te font pas bosser parce que tu es bon ; tu es bon, c’est normal, sinon tu n’es même pas là. Ils te font bosser parce que tu es sympa, tu as un bon contact, tu réponds au téléphone, fait des rendez-vous cools, tu trouves des solutions, etc. C’est pour ça qu’il y a plein de gens qui n’ont pas de talent mais qui bossent bien, c’est parce qu’ils ont un super sens des relations… inversement, il y a des gens très forts qui ne bossent pas. Donc à deux on est plus forts. Moi j’ai un relationnel qui est bon mais je suis assez sanguin. Bérangère est plus pondéré que moi, on s’équilibre.

T.A. Comment trouve-t-on des clients lorsqu’on se lance ?

Q.G. Quand j’étais aux Arts Déco, je rentrais dans les magasins du quartier, je demandais aux gens s’ils n’avaient pas besoin de cartes de visites, d’une affiche, etc. Ce qui est bien dans le graphisme c’est que tu peux arriver partout, il y a toujours du taf. C’est ça qui est sympa dans ce métier, c’est léger, tu as un ordi, tu le déplaces, c’est simple. Tu n’as pas de gros investissement à faire en comparaison à d’autres métiers.

Habillage graphique d’une tour au Centre scientifique et technique du bâtiment, 2011.

T.A. Pas trop dure la réalité de la vie professionnelle en sortant d’école d’art ?

Q.G. Non, pas plus que kiné. Il y a de plus en plus de boulot dans ce métier, ça n’arrête pas. Quand j’ai commencé le graphisme les gens ne connaissaient même pas le mot. Aujourd’hui tout le monde a des notions de typographie parce que tout le monde utilise des logiciels où l’on propose un Helvetica, un Courrier ou autre chose. Tout le monde est sensible à ça, donc on pourrait croire qu’il y a moins besoin de graphistes, mais en fait pas du tout, parce qu’il y a des gens qui ont besoin qu’on leur explique, il y a plein de demandes. En ce moment on bosse pour Jean-Paul Gaultier, on fait de la pâte à modeler ; les marques communiquent, elles ont besoin de visuels tout le temps, donc c’est possible de travailler. Le risque, c’est de se perdre, de ne plus savoir qui tu es. Ne plus avoir de travail personnel, c’est ça le piège. Si tu ne fais que des choix financiers, tu arrives à faire des projets un peu pourris que tu ne peux plus montrer, tu n’as plus de production personnelle parce que tu es rincé et tu en viens à ne plus savoir quoi faire. C’est pour ça qu’il y en a pleins qui lâchent l’affaire.
  Ce qui est dur c’est de mener de front une vie professionnelle qui peut ramener assez d’argent pour se débrouiller et de continuer un boulot perso. C’est ça qui va t’apporter des choses, sinon tu t’épuises et un jour tu n’es plus frais, tu n’as plus rien à proposer, il y a des jeunes qui arrivent donc on ne te fait plus bosser.

T.A. Est-il possible de faire du « design d’auteur » pour une commande plutôt corporate ?

Q.G. Pour moi, c’est cinquante-cinquante. 50 % le client, 50 % le graphiste. Si le client ne l’accepte pas, ça ne marchera pas. Parfois tu tombes sur des clients cools : en ce moment je fais une identité graphique pour une boîte qui fait de la prédiction et de l’analyse de flux sur Internet, on a réussi à faire un bon projet parce que les gens sont intelligents, ils acceptent l’échange. Puis à d’autres moments ça foire. Parce que la personne n’a pas les mêmes références graphique et elle veut un papillon bleu. La cliente c’est la cliente, à un moment donné si elle veut son papillon, soit tu lui dis d’aller se faire voir, soit tu dis « oui, bien sûr Madame, je vais faire le papillon, je vous envoie la facture, c’est 1 500 €. » Tout ça s’apprend, c’est un jeu.

Communication de la Plateforme de la création architecturale, 2014.

Signalétique de la Plateforme de la création architecturale, 2014.

Pulvérisation des murs de la Plateforme de la création architecturale, 2014.

T.A. Est-ce possible de travailler avec des clients à distance, sans forcément les rencontrer ?

Q.G. Ça m’est arrivé, mais c’est difficile. Il faut se voir, c’est important pour faire passer les projets. On a des règles : on n’envoie jamais une création par mail, en tout cas pas au début, on essaie de faire un rendez-vous et de bien le préparer. Il ne faut pas que ça dure trop longtemps, parce qu’il y a des pics d’attention qui font que pendant une demi-heure les gens t’écoutent, après beaucoup moins, ensuite ils vont commencer à déconstruire ton projet. Il faut savoir stopper la réunion quand tout le monde est content.

T.A. Est-ce une bonne idée de travailler chez soi ?

Q.G. Alors ça en revanche, je te le déconseille.

T.A. Mais au début, on n’a pas forcément les moyens de se payer un logement et un studio.

Q.G. Cela dépend des endroits où tu habites, à Valence il y a moyen de trouver des lieux facilement. J’avais un ami qui faisait la communication du théâtre et le théâtre lui passait des locaux. C’est pas mal de fonctionner comme ça. Du coup, il était très libre dans sa création graphique. Parce qu’il bossait dans ce mode d’échange il n’y avait pas d’argent, donc plus de liberté.

T.A. Comment trouves-tu tes clients ? Ce sont plutôt eux qui t’appellent ? Tu participes à des appels d’offres ?

Q.G. Non, on nous appelle. Au tout début on a répondu à un ou deux appels d’offres, mais je n’y croyais pas. Si tu ne connais pas quelqu’un tu ne gagneras pas. On a répondu à un appel d’offre pour le musée des Beaux-Arts de Lyon parce qu’une personne est venue nous voir deux mois avant en nous disant qu’elle aimerait qu’on y participe. Regarde par exemple ABM Studio, qui se bat pour que les appels d’offres publics soient rémunérés… Il ne faut jamais accepter de travailler sans être rémunéré parce que tu mets les autres graphistes en difficulté. Il faut que les graphistes soient solidaires. Et puis si tu travailles et que tu n’es pas rémunéré, on ne te considère pas.

Catalogue de l’exposition Le grand mezzé au Mucem, 2020.

T.A. Participer à des appels d’offres ça te permet quand même de construire un portfolio solide avec des projets plus ou moins réels.

Q.G. Après, tous les moyens sont bons… Il faut y aller au culot, il faut être un bulldozer, tu t’en fous. Il faut croire en toi, c’est vraiment le seul truc. Crois en ta came, « T’en veux pas ? C’est pas grave, lui là-bas il va en vouloir ». Il y a toujours quelqu’un qui va vouloir de ce que tu fais.

T.A. Pour clôturer, quelle est la recette pour trouver le bon nom de studio ?

Q.G. [rires] Choisis un nom qui n’existe pas déjà quand tu le tapes dans Google, et qui se comprenne dans plusieurs langues. Mais tu peux t’appeler Spliff Studio, si tu bosses super bien, tout le monde voudra bosser avec toi.

Une seconde interview de Quentin Guillaume à propos des relations entre les pratiques du graffiti et celles du design graphique est lisible ici.

Pour continuer :

Aurélien Débat → Entre bâtons et élastiquesFormaBoom → L’illégal, c’est pas mal !
/entre-batons-et-elastiques/

Aurélien Débat
27.11.2022

Entre bâtons et élastiques

Discussion avec Aurélien Débat, à l’occasion de sa deuxième résidence au Bel Ordinaire, en préparation de l’exposition qui aura lieu en septembre 2023. Assis dans la cuisine collective du lieu — entre deux couches de peinture sur les 30 000 bâtonnets qui constitueront les éléments de structure de l’exposition — nous échangeons sur l’hybridité de sa pratique et la diversité des champs des arts visuels qu’il explore, entre illustration, architecture, design graphique, scénographie et fabrication d’objets.

Adèle Chaplain Ta formation d’illustration et ton début de carrière comme illustrateur jeunesse semblent bien loin de ta pratique actuelle. Comment la définis-tu ?

Aurélien Débat J’ai toujours eu du mal à la définir. Je dis souvent que je suis illustrateur, car c’est ma formation et j’assume cette appellation. Je ne me sens pas forcément légitime à dire que je suis designer ou artiste. Alors, si je dois définir mon travail, je décrirai plutôt ce que je fais, qui est effectivement au croisement de plusieurs pratiques. Il y a de l’installation, de l’édition, du jouet, de la scénographie… Même dans le design, il y a un monde entre ceux qui font du design industriel, et des personnes Marion Pinaffo et Raphaël Pluvinage qui ont une pratique étrange entre l’art et le design. Quant à la définition classique de l’illustration, elle entretient un grand rapport avec la narration, le fait de raconter en image. Ma pratique s’éloigne de plus en plus du dessin, qui devient juste un outil préparatoire à du volume ou un dispositif de jeu. Même dans mes manières de dessiner, j’utilise de plus en plus d’outils de tracés vectoriels, pour faire des plans ou des grilles de combinaisons par exemple. Le dessin constitue moins une finalité, et j’y trouve moins de plaisir. Je pense d’ailleurs que je n’ai jamais dessiné uniquement pour le plaisir. Je n’ai pas de pratique de carnet de croquis, de représentation. C’est un moyen d’exprimer des choses, ça a pu passer et ça passe toujours aujourd’hui par là, mais c’est surtout un outil. Cela m’arrive encore de faire des images pour la presse ou une commande, mais c’est extrêmement rare, et je pense que dans ma pratique personnelle cela doit faire dix ans que je n’ai pas dessiné une figure humaine. Alors que mes premiers travaux en sortant d’école étaient très classiques, car c’était ce à quoi me destinait ma formation aux Arts Décoratifs : être capable de tout dessiner et d’illustrer un texte. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux outils modulaires.

Vue de la première exposition au centre d’art Mille Formes, Clermont Ferrand, 2021.

A.C. J’ai le sentiment que la recherche d’un style personnel cristallise ces questions autour des définitions de nos pratiques en tant qu’artistes ou designers. Certains affirment que le designer ne devrait pas avoir d’écriture trop personnelle, d’autres la recherchent quitte à y être enfermés…

A.D. Personnellement, je ne suis pas certain d’avoir un style de dessin. J’espère qu’il y a quelque chose de cohérent dans l’ensemble de mes travaux, mais je ne saurais pas définir un style, contrairement à Benoît Bonnemaison-fitte dit Bonnefrite par exemple, dont on reconnaît immédiatement le dessin. S’il y a une notion de style, elle existe peut-être dans la manière d’aborder des sujets qui m’intéressent, de les représenter. Il y a toujours quelque chose qui passe par l’outil, la fabrication. Par exemple, pour Tamponville, le fait d’accumuler, superposer des images, des périodes, des styles, correspond à la manière dont se construit une ville. Elle n’est jamais faite par les mêmes personnes, où alors c’est très rare et très étrange. Le tampon fonctionnait très bien avec cette idée, parce que l’objet et son utilisation correspondent à cela. Cette importance de la fabrication est également présente dans les images de pièces montées pour Fontevraud, car il y a un rapport entre la sculpture et le jeu, on superpose et on combine des éléments. De même pour la résidence à Arromanches sur les bunkers qui s’enfoncent dans le sable. J’en ai fait une série de dessins, mais le principal tenant du projet était le seau de plage : on pouvait faire des moulages de bunkers en sable sur la plage. Très vite, quand la mer arrivait, ils s’autodétruisaient et en l’espace de trois minutes, on assiste à ce qui se passe dans la réalité en une cinquantaine d’années. Quand un sujet m’est donné, je vais chercher une manière formelle de le représenter, c’est-à-dire à la fois dans la forme et dans la technique de fabrication.

Vue de l’exposition Pièces montées, Abbaye royale de Fontevraud, 2018.

A.C. Cela te pose-t-il des problèmes de ne pas attacher d’importance à définir ta pratique ?

A.D. Je ne sais même pas. Une fois devant le fait accompli, je crois que les gens ne se posent pas la question. C’est flagrant chez les enfants, qui peuvent apprécier un livre ou une œuvre sans se demander à aucun moment si ça leur est destiné ou pas. Ceux que cela dérange sont peut-être les personnes qui ont besoin de te classer. Par exemple, certaines librairies qui pourraient avoir du mal à ranger ton travail : dans le rayon jeunesse, art, adulte ou un éditeur qui hésite à publier un livre qu’on ne saura pas classer en librairie… Mais justement, l’intérêt réside dans le fait qu’il existe plein de ponts, beaucoup d’endroits qui créent des passerelles entre toutes ces pratiques, comme ici au Bel Ordinaire. Souvent, surtout pour les projets d’installations, mon travail consiste à créer des liens avec les publics, en particulier les publics jeunesse.

Détails de recherches de teintes pour peindre les bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.

A.C. Oui, quelque chose se crée en temps réel : des dispositifs participatifs, comme les cabanes pour la compagnie En attendant… ou l’exposition Bâtons et élastiques que tu prépares au Bel Ordinaire. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette approche ?

A.D. Je pense que c’est lié à mon intérêt pour l’outil, qui est arrivé avec les tampons. Cela rejoint ma grande préoccupation qui est de réunir des conditions et un environnement propices à la création. Créer des langages graphiques et des systèmes d’écriture sont des recherches qui m’animent fortement. Cela peut paraître prétentieux parce que je n’ai aucune maîtrise de la typo mais cette idée se rapproche pour moi du travail d’un typographe qui dessine un caractère. Par la suite, ce que les gens en font ne lui appartient plus, ils peuvent faire des trucs tout pourris, écrire des choses atroces. Ce qui me plaît là-dedans, c’est que le typographe disparaît. Par exemple, tout le monde utilise une Helvetica sans jamais savoir qui l’a dessinée. Ce n’était pas facile quand j’ai commencé à travailler comme ça, d’accepter que le résultat obtenu avec le langage que tu as dessiné ne dépend plus de toi. Tu es obligé de lâcher prise et d’accepter qu’ils fassent peut-être n’importe quoi avec tes cabanes, tout casser. Dans mes premiers dispositifs participatifs, c’était un peu difficile de voir les choses sur lesquelles j’avais travaillé, être utilisées à des fins que je n’avais pas forcément prévues.

Détails d’un test de structure pour l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.

A.C. Dans un entretien de Fanette Mellier publié chez B421, elle évoque les différences entre les pratiques d’illustration et de design graphique, se trouvant elle-même dans une position intermédiaire à mon sens. Aujourd’hui, il existe énormément de personnes qui ont une pratique transversale, font de l’illustration, ou en tout cas de l’image dessinée, et savent par ailleurs gérer des projets de design éditorial.

A.D. On voit passer, même au sein de maisons d’édition très chouettes, des illustrateurs et illustratrices qui n’ont aucune idée de la manière dont sont fabriqués les livres, et n’utilisent pas ce support pour travailler. Mais il existe quelques personnes qui travaillent avec — comme Bastien Contraire ou tous les anciens de la revue Belles Illustrations, ceux qui ont participé à la revue Lagon par la suite, comme Sammy Stein. Ces personnes sont aussi imprimeurs, et s’intéressent profondément à la fabrication. J’évoquais également Marion Pinaffo et Raphaël Pluvinage, qui ont une formation de designers, mais une pratique de création d’images — même si ce n’est pas de l’illustration stricte. Quand je suis sorti de l’école, j’ai fait presque uniquement des travaux de commandes en presse et édition jeunesse, mais je n’y connaissais rien du tout à l’impression. J’avais fait de la sérigraphie, mais je ne connaissais pas l’offset. Par ailleurs, il y a peu d’éditeurs qui te laissent une marge de manœuvre sur la fabrication ou qui ont le loisir de t’impliquer dans ce processus. Souvent, quand les livres sont fabriqués, on te propose deux sortes de papier, et pour avoir un ton direct en plus c’est compliqué. Personnellement, j’ai découvert tout ça en faisant de l’auto-édition, des fanzines et en travaillant en tant que graphiste, par exemple avec Patrick Lindsay pour Châteauvallon. Ces projets nous ont permis d’aller chez l’imprimeur, de comprendre comment le processus fonctionne, de dialoguer avec lui et d’utiliser l’économie de la fabrication. Quand tu es gestionnaire d’un budget de fabrication, tu peux, avec l’imprimeur, faire en sorte de trouver des solutions pour optimiser ton projet, jouer avec ces contraintes de fabrication. Ce qui est génial.

A.C. Dans l’installation 1,2,3 cabanes ! pour la compagnie de théâtre dijonnaise En attendant…, tu pars d’un concept très large et tu finis par discuter des moindres détails de réalisation, en passant par la création d’un système de scénographie modulaire. Est-ce important pour toi d’avoir le « contrôle » sur tous ces aspects ?

A.D. Rencontrer d’autres personnes, qui ont d’autres métiers, m’intéresse énormément. J’aime comprendre comment tout le système technique fonctionne et c’est beaucoup plus intéressant que de se contenter d’envoyer quelque chose qui doit être réalisé. Cette compréhension des aspects techniques me semble très importante pour adapter son projet. Souvent, on a une idée en tête, elle n’est pas réalisable, mais en comprenant comment les autres métiers fonctionnent, on trouvera des solutions. Par exemple, lors du projet des sérigraphies pour Fontevraud, mon but était de faire des grandes images avec plusieurs couleurs. La sérigraphie est un système d’impression industriel, pour faire des séries et non des images uniques. Il y a un budget, et le plus cher est de faire un écran et le calage. En revanche, si tu comprends que tu peux, à l’imprimerie, combiner les impressions, retourner les papiers et que tu construis des images en fonction de ce système-là, tu peux obtenir vingt-cinq images différentes avec seulement quatre écrans.

A.C. Tu t’amuses donc à construire tes images selon les contraintes techniques.

A.D. Oui, les contraintes deviennent un jeu. Lorsque tu commences à utiliser ce jeu, ces modules, tu arrives dans une dimension nouvelle qui est l’aléatoire et qui devient amusante. Tu obtiens des images, des combinaisons auxquelles tu ne t’attendais pas. Cela me donne les mêmes sensations que celles que j’ai pu avoir en testant l’animation. Le travail est très laborieux, image par image, mais à la fin tu appuies sur play et là, il y a du mouvement.

A.C. Contrôler des champs de compétences très divers fait ainsi partie de ton travail. Tu sembles même avoir des sensibilités en typographie. Cela t’arrive-t-il encore souvent de travailler avec des designers comme Patrick Lindsay, ou choisis-tu aujourd’hui des projets pour lesquels tu n’as pas besoin d’un travail de graphisme, trop loin de tes compétences ?

A.D. Non, pas vraiment. J’ai travaillé en atelier avec des graphistes qui m’ont montré certaines manières de faire, mais je suis très mauvais. Je ne ferai jamais un travail d’identité graphique ou de communication sans travailler avec un graphiste. Je suis incapable de mettre en page un programme. Quand je travaille avec Patrick, j’ai bien sûr un avis sur la maquette et ce dont on a envie. J’ai un rôle important dans la fabrication et la conception de l’objet : comment il se découpe, comment il se lit. Mais ici, je crois que l’on est dans un travail d’édition, de rapport texte/image, de rythme…

Détails de peinture des bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, Bel Ordinaire, 2022.

A.C. Avec le recul, es-tu content de ta formation en illustration aux Arts Décoratifs de Strasbourg ?

A.D. Oui ! Même si l’atelier illustration était très spécifique, centré sur l’image narrative, on était dans une école d’art, donc mes amis d’étude ne font pas uniquement de l’illustration et j’ai pu croiser d’autres pratiques. C’est une école dans laquelle tu es très libre : du savoir et un environnement techniques sont mis à ta disposition pour faire des projets personnels. On est dans une démarche d’apprentissage et de remise en question permanents, que l’on peut poursuivre toute sa vie.

A.C. Est-ce cette manière de travailler qui t’a donné les clés plus tard pour ouvrir ta pratique à une conception plus large de l’illustration, qui t’a donné envie d’aller voir des imprimeurs par exemple ?

A.D. Pas directement non, parce qu’au début je n’étais pas intéressé par cela, et je n’en avais pas connaissance. En sortant de l’école, j’étais très formaté par cette manière de dessiner, de construire des histoires narratives, même si dans mes projets de diplôme, on retrouvait une pratique un peu transversale, en lien avec la forme. Cette ouverture est arrivée plus tard, à un moment où j’en avais marre de répondre à des commandes. J’ai commencé à faire des fanzines et de l’auto-édition, c’est venu de là.

A.C. Aujourd’hui, la micro-édition semble être un champ qui permet de cultiver ce dialogue entre design éditorial et illustration narrative, ou dessin en général. À mon sens, faire du design consiste à jouer avec les contraintes et connaissances techniques et faire des choix qui concernent différents aspects d’un même projet.

A.D. Concernant la micro-édition, c’était encore différent à mon époque. Déjà, il n’y avait pas la risographie, qui est apparue en France dans les années 2010. Avec la risographie, tu quittes ce réflexe d’entrer un fichier dans une machine qui t’en sort une image. Elle est un mélange entre la sérigraphie et une imprimante classique, et les mélanges de couleurs ne sont pas les mélanges habituels. Alors, il faut composer avec cela et elle te pousse à tester des choses. En revanche, il commence à y en avoir vraiment beaucoup, alors c’est intéressant de voir des personnes expérimenter d’autres techniques aujourd’hui. Toujours est-il que pour le fanzinat, l’auto-édition est vraiment intéressante, car tu dois gérer le budget de ton objet du début à la fin : à quel prix le vendre, comment l’imprimer et le fabriquer. Tu réfléchis à comment utiliser les machines et leur potentialités pour en tirer le maximum. Je crois que c’est presque ce qui m’intéresse le plus, davantage que de faire le livre. En ce sens, si le design est défini par une idée de rapport entre des contraintes de fabrication, de série et la conception d’objets singuliers… oui, on peut considérer que je fais du design.

Vue du résultat de la production des bâtonnets destinés à l’exposition Bâtons et élastiques, 2022, Bel Ordinaire.
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FormaBoom
22.10.2019

L’illégal, c’est pas mal !

FormaBoom est un studio de design graphique fondé par Bérangère Perron et Quentin Guillaume, tous les deux diplômé·es de l’École d’art et design de Valence, mais aussi de l’École des arts décoratifs de Paris. À l’occasion de sa venue en workshop à Valence, nous nous entretenons avec Quentin sur l’influence du graffiti dans son parcours.

Daphné Lejeune Depuis combien de temps pratiques-tu le graffiti ? Ou pendant combien de temps l’as-tu fait ?

Quentin Guillaume Je ne le pratique plus comme avant, j’ai un œil dessus j’adore lire et regarder les tags et quelques graffs aussi. Aujourd’hui je fais des formes mais plus de tags (signature). Mais j’ai commencé le graffiti, je ne sais pas, j’avais onze ans et demi, douze ans. J’ai commencé à faire des murs à quatorze ans et j’ai eu une période active jusqu’à vingt-deux ans. Après j’ai commencé à faire des choses un peu différentes.

Graffiti, Barcelone, 2002.

D.L. Tu étais seul ou à plusieurs ?

Q.G. On était à plusieurs, c’était un groupe d’amis. C’était surtout une façon de se sociabiliser, d’intégrer un groupe, de ne pas être seul.

D.L. Comment as-tu commencé le graff ?

Q.G. J’ai commencé avec un ami, dans les rues de Marseille : on trouve un prétexte, promener le chien par exemple et on va faire des tags. Puis je me suis fait repéré par des mecs plus âgés, qui sont venus me chercher à la sortie du collège, qui m’ont demandés de venir avec eux, j’étais trop flatté, j’ai dit « OK » sans hésiter. Ils m’ont amené sur des murs plus importants, plus gros, plus risqués. C’est à ce moment que j’ai commencé à vraiment faire du graffiti. J’en faisais tous les jours, en achetant ou volant de la peinture, en faisant beaucoup de choses illégales, sur les trains, les autoroutes la nuit, les métros, les grues, les camions, tout. On était obsédés. On se promenait avec nos échelles dans la ville, c’était génial.

Graffiti, Aix-en-provence, 2009.

D.L. Vous avez eu des problèmes avec la police ?

Q.G. Oui, plein. Des gardes à vues, des procès, des arrestations, avec un peu de violence parfois. Mille expériences… On va au ski, on tags les télécabines comme des abrutis, on arrive en haut les mecs nous enferment dedans, ils appellent leurs collègues qui nous attendent en bas pour tout nettoyer, ce qui est normal, c’est le jeu. Il m’est arrivé plein de petites galères. Tu t’autorises quelque chose, tu vas provoquer une réaction, à toi d’être en mesure de répondre à cette réaction avec plus ou moins d’intelligence.

D.L. Selon toi, quelle est la meilleure façon d’évoluer dans le graff ou dans le design graphique en général ?

Q.G. Avec le recul je penses qu’il faut être un bulldozer avec une grande ouverture d’esprit. Douter peu, aller à fond dans ce que l’on fait et ne pas avoir peur de s’imposer. Il faut produire énormément, et diffuser, revendiquer ce que tu fais, faire des gros projets et ne pas hésiter. C’est ça qui va te rapporter des choses après. Si tu le fais à moitié ça sert à rien. C’est comme si tu vas faire un train ou un acte illégal, tu sais que tu t’engages dans une voie compliquée, il peut y avoir des problèmes, donc il vaut mieux y aller à fond. C’est aussi comme le skate, si tu veux réussir ta figure, tu vas tomber mais il faut remonter tout de suite. La chute fait partie du jeu. C’est pour ça qu’il faut envoyer fort, si t’envoies pas fort, tu te plantes. Il faut aller vite, appuyer fort et là ça passe. Le skate c’est une bonne image, j’en ai fait et c’est proche du graffiti dans la façon d’appréhender la ville. Parce que c’est aussi ce qui m’intéresse dans le graffiti, au-delà du graffiti en lui-même c’est surtout la déambulation, les balades dans des lieux qui ne sont pas destinés à ça, découvrir des choses, être seul dans des grands espaces, au milieux d’infrastructures importantes où le public n’a rien à faire, c’est ça qui est chouette ! Un endroit que j’adore à Valence, c’est un grand dépôt de wagon de marchandises bâchés où j’ai passé des journées à faire des tracés en blanc. Un des plus beaux cadeaux que je puisse me faire c’est de passer une journée là-bas.

D.L. Est-ce que tes graffs ont une grande influence sur ton travail actuel ?

Q.G. Oui, parce que je fais du graffiti, je dessine. Ça demande beaucoup de travail manuel, tu es l’imprimeur, donc oui, tu as tes techniques, tes encres… En graphisme j’essaie aussi de trouver des outils pour modifier/stimuler ma pratique.

Graffiti, Paris 20e, 2012.

D.L. Comment sont venues tes idées de motif ?

Q.G. En m’inspirant d’autres choses que du graffiti, en allant voir d’autres choses, de l’art, de la biologie. Je suis très influencé par la biologie, ma mère est médecin donc on a plein de livres sur l’anatomie à la maison, le corps humain, la cellule, je me suis vraiment inspiré de ces images. J’ai un livre très épais, qui est remplis de schémas intéressants, où on peut voir une couche de la peau, des spores… Après j’ai aussi des chocs visuels, quand je suis allé à Barcelone en 1998, j’ai vu des choses que je n’avais jamais vu avant dans le graffiti, un graffeur qui s’appelle Sixe. Des graffs de Tilt, Ceet. J’étais très inspiré par tout ce qui était en style « bubble ». Tu fais des études de graphisme, ça ouvres plein de portes, c’est génial.

Recherches atelier, Marseille, 2020.

D.L. Selon toi, cette étape t’a permis d’en arriver là ou tu en es aujourd’hui ?

Q.G. Oui tout se tient, ça m’a influencé. Après c’est plus les parents qui donnent une structure, le graffiti ça a comme point commun de rassembler des gens qui veulent de l’illégal, qui ont besoin d’autre chose, qui cherchent quelque chose, se confronter à l’autorité. J’ai hésité à faire flic, j’étais aux Arts Déco, je voulais entrer dans la police parce que le travail d’enquêteur m’intéressait. J’ai eu tellement affaire à la police dans le graffiti que je trouvais ça intéressant. J’adore cet univers, t’es au courant de ce qui se passe dans la société et alors que personne ne le sait. C’est comme des mondes parallèles, le graffiti est un monde parallèle. Mais je pense que je n’aurais pas été heureux dans un milieux administratif, j’ai bien fait de ne pas m’engager dans cette voie, je suis pas assez institutionnel pour ça. En même temps je n’ai pas eu un parcours de délinquant parce que j’ai eu une mère qui m’a structuré et qui a fait que j’ai pas déconné, j’ai fait des études, et quand je suis allé trop loin judiciairement dans le graff j’ai arrêté, j’ai cherché du travail…

Mural aérosol et pmma miroir, Lille, 2021.

D.L. Lors de ta conférence à l’ÉSAD Valence le 21 octobre 2019, tu nous as dit que le graff « n’est pas assez ouvert », c’est la raison pour laquelle tu as décidé d’aller dans une école d’art, pourquoi ?

Q.G. Le graff est un art très populaire, qui se rapproche du tuning, c’est des mondes qui peuvent êtres proches, dans le sens ou il y a des magazines internes au truc, des façons de faire pour être accepté, etc. Le graffiti à Marseille par exemple, c’est des guerres de territoires, c’est des gens qui ont pris des places dans la ville, si toi tu prends ces places-là, tu vas leur devoir quelque chose, de l’argent, de la peinture, des bombes. Il y a aussi des gens qui n’ont rien là dedans, ils n’ont pas un parcours assez élevé dans la délinquance mais gardent le graffiti pour se faire plaisir et avoir un peu de pouvoir sur d’autres, des gens plus jeunes. Il y a beaucoup de vols dans ce milieu, dans certains groupes des personnes vont être formées à voler. Quand tu fais ça tu vas te confronter des personnes qui ont peu d’ouverture d’esprit. Pour eux le graff c’est du vandalisme. À l’opposé, il y a aussi le côté super conventionnel de la mairie qui va appeler le graffeur du coin pour faire une déco, qui va être souvent naze, c’est le côté « culture facile », « culture à emporter ».
  Maintenant la nouvelle génération qui fait du graffiti est beaucoup plus intéressante. Elle mixe beaucoup plus les codes. Aujourd’hui il y a des mecs qui font du graff et qui écoutent du métal. Alors qu’avant c’était pas possible et c’est super bien, ça ouvre vers d’autres typographies, d’autres approches. Les codes sont beaucoup plus déstructurés. Va voir par exemple ce que font les PAL (Saeio RIP), ce sont des mecs qui font du graff et qui sont passés dans une école d’art. Je trouve que cette famille-là est intéressante dans le graffiti, ils tentent des trucs et déconstruisent les dogmes de cette pratique.

Dessin sur voile (Tzigane), 2021.

Une seconde interview de Quentin Guillaume à propos des débuts de son activité de designer après des études en école d’art est lisible ici.

Quentin Guillaume est diplômé de l’École des arts décoratifs de Paris et de l’École d’arts et design de Grenoble-Valence. En 2013, il fonde avec Bérangère Perron le studio FormaBoom à la suite d’un appel d’offre gagné pour le Musée des Beaux-Arts de Lyon. En 2017 leur studio s’installe en haut de la Canebière à Marseille en continuant les projets à Paris, Lille et Strasbourg.

Site du studio FormaBoom

Thomas Amico est diplomé en design graphique de l’École supérieure d’art et design Grenoble-Valence depuis 2020.

Site de Thomas Amico


Citer cet article« L’école est finie », FormaBoom par Thomas Amico, 20.10.2019, PNEU, http://revue-pneu.fr/lecole-est-finie/, Consulté le 28.11.2023

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