Kenneth Goldsmith
19.01.2024

Archiving
is the new
folk art
(Part. I)

Ce texte est la traduction par Pauline Maréchal de « Archiving is the new folk art » extrait du livre Wasting Time on the Internet de Kenneth Goldsmith. Poète, auteur, artiste, écrivain, directeur artistique, professeur, théoricien, (…), fondateur de la plateforme UbuWeb, il milite pour une culture, une écriture et un internet libres, du plagiat, de la copie et de la retranscription. Dans cette première partie du texte, il discute de la collection, du téléchargement, de l’archivage, de l’indexation, de la curation, (…), tissant des liens entre pratiques populaires et artistiques, et brouillant leurs frontières. Kenneth Goldsmith est régulièrement traduit et publié en français par la maison d’édition JBE Books.

De toutes les choses que l’on connaisse d’Andy Warhol, le fait qu’il ait organisé une exposition intitulée Raid the Icebox 1  au Rhode Island School of Design Museum à Providence en 1969 est l’une des plus obscures. Effectivement, en passant au peigne fin mon étagère de livres écrits par et sur Warhol (vingt-huit au total), il n’y a pas une seule mention de cette exposition. C’est étrange car, de sa vie de célébrité sous les feux des médias, aucun autre moment n’a pourtant été négligé.
  Dans les années 1960, Warhol fréquentait les cercles aisés, et ses grands mécènes, John et Dominique de Menil, avaient des liens étroits avec le jeune directeur du RISD Museum, Daniel Robbins. Alors qu’il tentait de réunir des fonds pour le musée, Robbins a fait visiter aux de Menil les vastes espaces de stockage du musée, où ils ont été impressionnés par les trésors qui se trouvaient loin de la vue du public. De nombreux objets étant en mauvais état, ils ont alors imaginé un projet de collecte de fonds, qui consisterait à inviter un artiste branché pour organiser une exposition des réserves. L’artiste en question sera Andy Warhol. Ils ne savaient pas du tout dans quoi ils s’engageaient. En bref, ce fut un désastre total.
  Warhol a traité le musée comme s’il faisait du shopping dans un marché aux puces, ramassant tout ce qu’il pouvait — chaussures, parapluies, couvertures, paniers, chaises, peintures, poteries — et les exposant ensuite avec désinvolture dans le musée. Les tableaux étaient empilés les uns sur les autres comme dans une friperie ; les chaussures anciennes étaient entassées dans des armoires, ressemblant plus ou moins au placard d’Imelda Marcos ; les parasols du XIXe siècle étaient suspendus au plafond ; semblables à un croisement entre des chauves-souris endormies et un assemblage surréaliste ; de superbes chaises coloniales étaient empilées les unes sur les autres comme dans une cafétéria sur le point d’être nettoyée ; des couvertures Navajo  colorées étaient empilées sur une table bon marché comme si elles se trouvaient dans une grande surface, avec les boîtes en carton qui les contenaient glissées sous la table. Et ce n’est que le début.

Andy Warhol, Raid the Icebox 1, papier peint français conservé en réserve. Numéros de catalogue 393–404. RISD Archives, Rhode Island School of Design

Andy Warhol, Raid the Icebox 1, exposition de parapluies et de parasols suspendus au plafond avec des peintures sur les murs environnants. RISD Archives, Rhode Island School of Design

Andy Warhol, Raid the Icebox 1, chaises Windsor américaines conservées dans les réserves du musée. Numéros de catalogue 99–115. RISD Archives, Rhode Island School of Design

Les conservateurs du musée ont été offensés par ce qu’ils ont perçu comme une insolence de Warhol à l’égard de leurs trésors. Ils considéraient ses choix comme indistinctement paresseux et sa présentation comme grotesque. Qui plus est, Warhol a exigé que seuls des faux tableaux soient exposés. « Si c’est un vrai », disait-il en montrant une nature morte de Cézanne, « nous ne le prendrons pas ». Ils pensaient que Warhol était véritablement le petit ignorant que son personnage public prétendait être. Rétrospectivement, au cours des quarante-cinq années suivantes, le monde de l’art se pliera à la vision de Warhol, célébrant les marchandises, le marché et la démesure de la société de consommation. Son propre travail en studio explore également l’excès : Pourquoi fabriquer une seule boîte Brillo alors que le supermarché en propose une pile ? Pourquoi peindre un seul portrait d’Ethel Scull quand on peut lui en faire payer trente-six ? Pour un gamin pauvre des bidonvilles de Pittsburgh, plus était toujours mieux. Et après la mort de Warhol, plus, était ce qu’on a trouvé dans sa city-house  de l’Upper East Side, qui était remplie à ras bord de boîtes de manteaux non-ouvertes, de montres, de diamants, de tapis — tout ce que vous voulez — empilées dans des pièces si pleines qu’on pouvait à peine y entrer. En 1988, un an après sa mort, ses biens ont été exposés à la vue de tous sur d’immenses tables chez Sotheby’s à New York : l’ensemble — dix mille objets, allant de simples boîtes à biscuits à des pierres précieuses — ressemblait étrangement à Raid the Icebox 1.

Mais pourquoi devrions-nous nous en soucier maintenant ? Il y a quelque chose dans le catalogage et la collection obsessionnels de Warhol, dans son archivage et sa démonstration, qui résonne à l’ère numérique. Nombreux sont ceux qui, chaque jour, raid the digital icebox  (pillent la « glacière numérique ») et téléchargent plus d’artefacts culturels dont ils ne sauraient que faire. Je pense qu’il est juste de dire que la plupart d’entre nous avons plus de MP3 sur nos disques durs que nous ne pourrons jamais en écouter. Et pourtant nous continuons d’en acquérir, un peu comme Warhol accumulait les boîtes à biscuits ou se réjouissait d’exposer les dizaines de paires de chaussures qu’il trouvait au RISD Museum. D’une certaine manière, Warhol semble dire que la quantité est plus importante que la qualité ; peu importe ce que l’on a, du moment que l’on en a beaucoup.
  On pourrait dire qu’à l’ère du numérique, avec la libre circulation des artefacts culturels, l’acte d’acquisition — qui consiste à fouiller dans la glacière numérique — a transformé nombre d’entre nous en curateurs et archivistes amateurs. Nous puisons dans les réserves profondes du web et les organisons, parfois pour un public (partage de fichiers, blogs MP3), parfois pour nous-mêmes, et, comme Warhol, souvent pour le plaisir de la collecte elle-même. De cette manière, les anciens usages de la compilation, tels que les common-place books1 et le scrapbooking, sont réapparus, inversant la forme prédominante de consommation culturelle descendante du vingtième siècle, où les collections se composaient aussi souvent de choses achetées — un disque ou un livre — que de choses trouvées. Sur le web, la circulation a dépassé la propriété : quelqu’un possède un artefact matériel, mais qui possède un JPEG ? Les scrapbooks  combinaient des pratiques vernaculaires telles que l’artisanat, les arts populaires et les hobbies avec la tradition avant-gardiste de l’objet trouvé — objets admirés pour leurs qualités esthétiques — qui résonne avec nos obsessions actuelles d’archivage, de rangement, d’accumulation et de tri des ready-mades  numériques.

Common-place book datant du milieu du XVII e siècle, Wikipédia.

À la question « Comment choisissez-vous un ready-made ? » Duchamp a répondu : « Il vous choisit, pour ainsi dire. » On peut imaginer Duchamp se laissant dériver dans la tuyauterie et laissant l’urinoir le choisir2, un objet parmi d’autres logés dans un cabinet de curiosités protosurréaliste. Je pense que nous pouvons le comprendre. Combien de fois sommes-nous entrés dans un magasin de disques, une boutique ou une librairie et avons-nous laissé les objets nous choisir ? De cette façon, Duchamp a fait disparaître la distinction entre l’artiste et le consommateur et y a ajouté une touche de surréalisme. Pourtant, si nous nous abandonnions vraiment à la procédure de Duchamp et que nous laissions les objets nous choisir en naviguant sur le web, nous serions certainement submergés par la quantité d’artefacts. Pour gérer cette immensité, nous utilisons le hasard guidé par les moteurs de recherche. Disons que je cherche une image spécifique. Attendre qu’elle me trouve en termes Duchampiens serait ridicule. Au lieu de cela, je compose un terme dans la barre de recherche Google Images et je laisse l’une d’entre elles me choisir. De cette façon, le web est un va-et-vient d’opposés : intuition et intention, conscient et inconscient, dérive et détermination.
  Le jeu du conscient et de l’inconscient s’étend à la structure même du web. On pourrait dire que la mécanique qui fait fonctionner le web — du code aux server farms  (centre de données de serveurs informatiques) — est le subconscient du web, tandis que le logiciel — le GUI (graphical user interface, l’interface utilisateur graphique) et toutes les activités qui s’y déroulent en surface — est la conscience du web. L’inconscient, qui est un dispositif purement matériel, est accroché à une grille, commençant par le code binaire, passant au pixel, et aboutissant au GUI. De cette manière, le web est une extension du modernisme, réitérant une stase qui, selon Rosalind Krauss, est la marque de la modernité : « La grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité à la littérature, au récit, au discours. »3 En tant que dispositif matériel, le web est semblable à une grille : statique et uniforme, un état plus qu’une chose. Au-dessus se trouve une fine couche, le « contenu » du web, que Krauss appelle « littérature, narration et discours ». Toutes les interfaces d’archivage d’images — Pinterest, Flickr, Instagram, Google Images — sont quadrillées, du format rectangulaire des images aux mailles sur lesquels elles sont accrochées. Alors que les images elles-mêmes peuvent présenter des sujets organiques, l’interface et l’appareil sont entièrement industriels. Lorsque nous faisons un usage intensif d’un appareil, celui-ci devient invisible et nous sommes complètement absorbés par le contenu. En 2000, le théoricien des médias Matthew Fuller a écrit un essai sur les dangers de cet angle mort, intitulé It Looks Like You’re Writing a Letter: Microsoft Word4. Une décennie et demie plus tard, nous considérons toujours les appareils comme allant de soi, de la même manière que nous considérons la respiration ou le système circulatoire de notre corps comme allant de soi ; il est clair que c’est ce qui fait que tout fonctionne, mais lorsque je me regarde dans le miroir, tout ce à quoi je pense, c’est que j’ai besoin d’une coupe de cheveux.

Capture d’écran de Word 97 (1997), avec apparition de l’assistant personnel Clippy (le trombone). Enigmatux, The evolution of Microsoft Word to 1983 from 2010, Crystalxp, novembre 2009.

Pinterest est un moteur de collecte d’images alimenté par l’homme, qui est en passe de devenir le plus grand référentiel d’images à source unique sur le web. Lorsque vous épinglez une image du Web sur l’un de vos tableaux, Pinterest la copie sur ses propres serveurs, en vous fournissant une vignette et un lien vers sa source originale. Par conséquent, si une image disparaît, par exemple d’un blog fermé, elle restera sur votre tableau Pinterest. De cette façon, Pinterest agit comme un service de sauvegarde et d’archivage d’images, tout en constituant une vaste bibliothèque d’images propriétaires. Comme chaque image archivée est épinglée par des bibliothécaires humains, le ratio signal/bruit est élevé par rapport à Google Images, qui est sélectionné de manière algorithmique. Le côté obscur est que chaque utilisateur travaille en fin de compte pour Pinterest ; avec chaque pin, la base de données d’images de la société s’enrichit — tout comme ses bénéfices.
  Pinterest est Duchampien dans la mesure où les utilisateurs ne génèrent pas de contenu original ; au contraire, toutes les images sont tirées d’un autre endroit du web. Contrairement à Flickr ou Instagram, chaque photo sur Pinterest est un ready-made  ou un collage d’images préexistantes. Pour ce faire, le site utilise un algorithme de compression des données appelé dé-duplication, qui permet de réduire la taille des images en délocalisant les morceaux de données redondants vers un seul fichier, qui peut être inséré dans une image à la demande. Supposons que j’aie épinglé l’image d’un chien aux yeux marron. La base de données de Pinterest contient un nombre incalculable de photos de chiens aux yeux marron. L’algorithme scanne tous ces yeux et détermine que, dans de nombreux cas, des parties de la configuration des pixels sont identiques. Ainsi, lorsque j’importe mon chien, l’algorithme tire une référence avec cette configuration exacte de pixels et l’insère là où se trouve l’œil de mon chien. Mon chien n’est donc pas la photographie d’un chien au sens traditionnel du terme, mais une image créée à la volée à partir d’une base de données d’éléments préexistants. Chaque image est à la fois unique et clonée, faisant écho aux méthodes constructivistes de collage et d’assemblage du modernisme, ainsi qu’aux stratégies mimétiques d’appropriation et d’échantillonnage du postmodernisme.
  L’accent mis par Pinterest dans cet assemblage de matière trouvée puis (ré)assemblée renvoie également aux notions pré-modernes de collection et de scrapbooking, ce qui n’est pas une coïncidence puisque la société affirme que la plateforme est « construite par des amateurs, pour des amateurs » et que la « collection d’insectes de la jeunesse de l’un des associés est la source d’inspiration et le mythe fondateur de la société ». Walter Benjamin, lui-même collectionneur obsessionnel, a écrit sur le lien étroit entre la collection et la fabrication lorsqu’il a déclaré : « Chez les enfants, la collection n’est qu’un processus de renouvellement ; d’autres processus sont la peinture d’objets, le découpage de formes, l’application de décalcomanies — toute la gamme des modes d’acquisition enfantins, depuis le toucher jusqu’à l’attribution de noms. »5 Le PDG de Pinterest a décrit le site comme un « catalogue d’idées », ce qui fait écho à la conception de Benjamin selon laquelle « s’il existe une contrepartie à la confusion d’une bibliothèque, c’est l’ordre de son catalogue. » Le dispositif de Pinterest convertit la confusion d’une bibliothèque d’images en ordre d’un catalogue consultable. Alors que les utilisateurs de Pinterest conservent les albums de photos, les algorithmes sont les bibliothécaires, des robots qui trient la profusion de contenu.

L’archiviste et alt-librarian  (bibliothécaire alternatif) Rick Prelinger a qualifié l’archivage de new folk art  (nouvel art populaire), quelque chose qui est largement pratiqué et qui s’est inconsciemment intégré dans la vie d’un grand nombre de personnes, transformant potentiellement une nécessité en œuvre d’art. À première vue, cela semble erroné : comment le stockage et la catégorisation de données peuvent-ils constituer un art populaire ? L’art populaire n’est-il pas le contraire, quelque chose qui repose sur la fabrication manuelle subjective d’un objet pour en faire une déclaration unique et personnelle, qui exprime souvent une éthique communautaire plus large ? Il suffit de penser, par exemple, aux magnifiques courtepointes de Gee’s Bend confectionnés sur plusieurs générations par un groupe de femmes afro-américaines vivant dans une ville isolée de l’Alabama. Chaque courtepointe est unique, tout en portant la marque de cette communauté spécifique. Ou encore les spectaculaires visions cosmiques de quelqu’un comme le révérend Howard Finster, dont les peintures et sculptures religieuses obsessionnelles, émotionnelles et créées à la main ne pouvaient que jaillir de son propre génie unique.

Courtepointe de Lucy Mingo, Gee’s Bend, Alabama, 1979.
Collection de Bill Volckening, Portland, Oregon.

Howard Finster, Biblical Narrative Painting, 1978,
huile sur masonite, 76,9 × 41,4 cm, Smithsonian American Art Museum, don de Herbert Waide Hemphill, Jr.

Comme la confection d’une courtepointe, l’archivage consiste à assembler de manière obsessionnelle de nombreuses petites pièces pour former une vision plus large, une tentative personnelle d’ordonner un monde chaotique. Il n’y a pas grand-chose qui sépare le fabricant de courtepointe du collectionneur de timbres ou de livres. À l’ère du numérique, l’épinglage incessant d’images sur Pinterest, la curation de feeds  Instagram ou la création de playlists  Spotify sont des expressions contemporaines de l’archivage populaire, qui nous ramènent à des technologies antérieures au numérique. La principale métaphore de Pinterest est le tableau en liège, lui-même un espace d’archivage populaire, dont John Berger a parlé dans son livre de 1972, Ways of Seeing.6

Adultes et enfants ont parfois dans leurs chambres ou dans leurs salons des panneaux sur lesquels ils accrochent des morceaux de papier : lettres, photos, reproductions de tableaux, coupures de journaux, dessins originaux ou cartes postales. Sur chacun de ces panneaux les images appartiennent au même langage, et ont plus ou moins le même statut en son sein car elles ont été choisies de manière très personnelle pour traduire et exprimer l’expérience de l’occupant de la pièce. Logiquement, ces panneaux devraient remplacer les musées.

Dans ce passage, Berger positionne l’art populaire du scrapbooking  comme du grand art, mais les deux sont depuis longtemps imbriqués. Dans leurs ateliers, de nombreux artistes ont des moodboards, pas très différents de ceux que décrit Berger, sur lesquels sont épinglés des cartes postales, des notes d’inspiration, des photographies, etc. Et au vingtième siècle, de nombreuses bibliothèques possédaient des « bibliothèques de découpage », où les armoires regorgeaient de photographies découpées dans des magazines, collées sur des supports en carton et classées par sujet. [cf. Collection iconographique Maciet, MAD, Paris] La déduction de Berger concernant l’obsolescence des musées sonne juste pour beaucoup ; les images de Pinterest sont plus intégrées dans leur vie quotidienne que ne l’est la visite occasionnelle au musée. La carte postale ou le JPEG, est par essence, devenu le tableau.

Costume. France. Moyen âge. XV e siècle. Rois & princes. Vol. 1. Maciet 170/9, p. 20.

Treillages. Pays divers. XVI e au XX e siècle. A–Z.
Maciet 471/1, p. 100.

Le fondateur de Whole Earth Catalog, Stewart Brand, a déclaré que « comme tout le reste, [la curation] a été démocratisée par le net ; dans un sens, tout le monde est curateur : que vous écriviez un blog, c’est de la curation… Nous devenons donc des rédacteurs et des conservateurs, et les deux se mélangent en ligne ». Même quelque chose d’aussi simple que la mise en signet déclenche une chaîne de curation. Lorsque je marque un article long pour pouvoir le lire plus tard, il est ajouté à mes archives d’articles. Souvent, comme les choses disparaissent du web, s’il s’agit d’un article qui me semble particulièrement intéressant, je le convertis en PDF et j’en enregistre une copie dans mes archives d’articles sur mon ordinateur, créant ainsi ma propre bibliothèque personnelle. Comme le savent trop bien de nombreux utilisateurs de blogs MP3, de services de conservation de fichiers et de services de streaming, les choses disparaissent tout le temps. Parfois, les utilisateurs suppriment leurs blogs ; d’autres fois, comme dans le cas de Netflix, les contrats des studios expirent, entraînant la disparition de certains films, ou des différences géographiques régionales rendent leur service indisponible dans divers pays. Il y a quelques années, j’ai assisté à une conférence en Chine où plusieurs participants ont « apporté » leurs documents sur Google Docs, pour constater qu’une fois arrivés en Chine continentale, Google était bloqué. Même chose pour Gmail, Twitter, Facebook et YouTube. Et même si le Wi-Fi fait l’objet d’un battage médiatique, il est encore verrouillé dans de nombreux endroits, ce qui le rend peu fiable. La création d’une solide archive locale d’objets numériques est peut-être le moyen le plus efficace de se protéger contre l’instabilité du cloud.
  L’archivage est un moyen d’éviter le chaos de la surabondance. Et pourtant, même à l’ère pré-numérique, le collectionneur ne pouvait jamais réellement consommer l’énorme volume d’artefacts culturels qu’il pouvait rassembler. Anatole France (1844–1924), par exemple, à qui l’on demandait à propos de son immense bibliothèque : « Vous avez lu tous ces livres, Monsieur France ? », répondait : « Pas un dixième. Je suppose que vous n’utilisez pas votre porcelaine de Sèvres tous les jours ? » La pathologie du trop précède de loin les XIXe, XXe et XXIe siècles. René Descartes (1596–1650) affirmait que « même si toutes les connaissances pouvaient se trouver dans les livres, où elles sont mêlées à tant de choses inutiles et entassées confusément dans de si grands volumes, il faudrait plus de temps pour lire ces livres que nous n’en avons pour vivre en cette vie ». Ann Blair, historienne à Harvard, raconte comment Kant (1724–1804) et Wordsworth (1770–1850) ont été parmi les premiers auteurs à décrire une expérience de blocage mental temporaire due à « un épuisement cognitif pur et simple… qu’il soit déclenché par une surcharge sensorielle ou mentale ». Blair retrace l’essor de divers systèmes d’indexation — ainsi que l’invention des common-place books — comme moyen d’ordonner le chaos imminent de la surproduction et de la sous-consommation. Et comme aujourd’hui, l’accumulation constante des connaissances et les diverses tentatives de les gérer ont été ressenties globalement à travers les siècles, de l’Europe médiévale et du début de l’ère moderne au monde islamique et à la Chine.
  La gestion et le tri de l’information sont devenus une industrie reposant sur l’illusion du contrôle, qui s’est développée parallèlement à des systèmes de connaissance et de rhétorique de plus en plus codifiés. Finalement, elle s’est transformée en une industrie florissante et lucrative, avec l’essor de tout ce qui va du Dictionnaire de Johnson — pour lequel il a été payé à peu près l’équivalent de 350 000 $ en monnaie d’aujourd’hui — à la génération actuelle d’archives payantes telles que LexisNexis, ProQuest et JSTOR, pour lesquelles les institutions académiques dépensent entre 10 et 20 milliards de dollars par an. L’information — qui la produit, qui la consomme, qui la distribue et, en bref, qui la contrôle — est un espace contesté depuis des siècles. Si cette situation n’a rien de nouveau, lorsqu’elle est placée dans l’écosystème numérique répliquant d’Internet — avec son éventail de sites pirates et légitimes — ces tendances s’emballent, créant des conséquences nouvelles et inattendues dans une variété de domaines connexes tels que le droit d’auteur, la propriété intellectuelle, la contextualisation historique, la culture libre, l’archivage, les taxonomies, la distribution, les pratiques artistiques et la curation, pour ne citer qu’eux.
  Avant l’ère numérique, une mesure courante pour exprimer l’infini était la nouvelle de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, La bibliothèque de Babel  (1941), qui imagine une vaste bibliothèque contenant tous les livres qui pourraient être écrits sur tous les sujets connus de l’humanité. Mais l’un des problèmes de la bibliothèque de Borges était la gestion de l’information : il était presque impossible de trouver quoi que ce soit. Dans son histoire, cette corvée était confiée à des équipes de bibliothécaires humains épuisés qui périssaient dans leurs efforts perpétuels pour localiser des livres spécifiques dans la bibliothèque labyrinthique. Et pourtant, Borges était un optimiste : avec la bonne combinaison de force morale et de chance, il y avait une probabilité qu’un bibliothécaire puisse surmonter les plus grandes difficultés ; même si elle est vaste, sa bibliothèque n’est pas infinie. Et il n’y a pas de copie en double d’aucun livre ; chaque livre est unique. Mais le problème est que de nombreux livres sont presque identiques, ne différant que par une seule lettre ou une virgule. Quelque part dans cette bibliothèque, qui n’a pas encore été trouvée, se trouve un livre qui pourrait contenir toutes les connaissances du monde entre ses couvertures imprimées en caractères minuscules et sur un nombre infini de feuilles infiniment fines. Ce livre des livres — la bibliothèque de Babel — s’est révélé être l’Internet.


  1. Les common-place books  sont des livres qui s’apparentent à des albums remplis d’éléments de toutes sortes : notes, proverbes, maximes, citations, lettres, poèmes, tableaux, prières, formules juridiques et recettes… On en trouve des traces depuis l’Antiquité et ils ont été particulièrement tenus à la Renaissance et au XIXe siècle. 

  2. Attribuée à Duchamp et ayant fait polémique lors de sa présentation en 1917, la célèbre Fontaine  pourrait pourtant avoir été pensée par Elsa von Freytag-Loringhoven, selon des recherches menées par des docteurs en histoire de l’art Glyn Thompson et Julian Spalding. 

  3. Rosalind Krauss. « Grids », October Vol. 9, MIT Press, Summer 1979, p. 50–64. October  est une revue académique spécialisée dans l’art contemporain, la critique et la théorie, publiée par MIT Press. Selon Krauss, l’utilisation d’une grille permet aux artistes de produire des objets très matériels et de parler de la matérialité pure de l’œuvre tout en impliquant un lien avec les idées d’esprit et d’« être ». Selon Krauss, la grille rend une œuvre à la fois « sacrée et séculaire ». Elle est infinie et les limites que les œuvres d’art lui imposent « ne peuvent être considérées, selon cette logique, que comme arbitraires ». 

  4. Matthew Fuller, It Looks Like You’re Writing a Letter: Microsoft Word, Behind the blip. Essays on the culture of software, Autonomedia, New York, 2003, p. 137–165. Matthew Fuller analyse dans cet essai l’arrière-plan idéologique oublié dans l’emploi du logiciel. Quelque soit le type de texte que l’on souhaite rédiger, l’interface est toujours la même, c’est-à-dire celle d’un monde bureautique (on parle ainsi de « suite bureautique » pour désigner le pack Microsoft Office). Le logiciel rejoue une séparation hiérarchique qui préexistait au numérique. Tout comme les formes dominantes de lecture à l’écran s’inspirent d’environnements familiers, les métaphores du bureau physique visent à nous installer dans une commodité réconfortante. 

  5. Walter Benjamin, « Unpacking my Library » ; Illuminations: Essays and Reflections, Schocken Books, New York, 1986. 

  6. John Berger, Ways of Seeing, Penguin Books, London, 1972. 

Pour continuer :

Service Local → Loin c’est petit, proche c’est grand !
Fraser Muggeridge → Un dialogue avec la presse
/loin-cest-petit-proche-cest-grand/

Service Local
31.03.2023

Loin c’est petit, proche c’est grand !

Intéressé ·es par la question de la production graphique alternative, ou plutôt comment produire lorsque l’on a pas, ou peu, de moyens, nous nous sommes rapproché ·es de Clémentine Léon et Gautier Scerra. Tous deux forment le studio de graphisme Service Local, dont le nom laisse supposer leur empreinte graphique sur la scène culturelle alternative Lyonnaise. Invité ·es dans leur bureau situé à l’Atelier Sumo, iels nous racontent leur parcours, professionnel et relationnel.

Affiche Service Local, 2013

Alexandre d’Hubert En 2013, Gautier, tu as réalisé un entretien dans la revue From—To1 intitulé « Service local ». Quelques années après, avec Clémentine, vous formez un studio de graphisme qui porte le même nom. On s’interrogeait donc sur ce nom et sur cette continuité entre l’entretien et le studio.

Gautier Scerra Elle est difficile, cette question. J’ai relevé la notion de « service local », lors de cet échange avec un ancien imprimeur à Crest. C’était une figure locale qui assurait un service de proximité, je trouvais sa manière de fonctionner belle et je commençais à m’interroger sur la posture de l’imprimeur ou du typographe, ancêtres du designer graphique. J’ai fait cet entretien, mais je n’avais pas de titre. C’est Camille Chatelaine ou David Vallance qui ont choisi ce titre parce que cela sonnait bien.

Clémentine Léon Gautier avait dû fabriquer un poster pour tester les caractères en bois qu’il avait fait. Il y avait des productions avec ce mot qui était écrit, et c’est vrai que cela sonnait bien. Ça arrivait au moment où on se disait qu’on pouvait travailler ensemble. Qu’est-ce qu’on se donne comme identification ? On s’était dit que « Service local » marchait aussi car notre atelier est au 3 passage Gonin, à l’Atelier Sumo et à une époque, on appelait cet endroit « le local ».

G.S. On a commencé à travailler ici sans se dire que c’était du travail, on filait juste des coups de main à des artistes qui travaillaient là-haut. Un dépliant, une affiche, etc. C’était logique qu’il y ait un lien avec le lieu qui voyait naître nos premières productions.

A.D. Vous avez toujours été impliqués dans ce lieu et avec les gens d’ici ?

C.L. Oui, depuis 2014. Pour nous, ça a été une deuxième école, parce que c’est là qu’on a mis en jeu notre pratique dans un contexte réel, avec des besoins concrets, de montrer leurs travaux, communiquer dessus, le médiatiser. Ça a été une partie de jeu, s’amuser à les aider, à faire et à apprendre, à se faire la main.

G.S. Ça a été un terrain d’expérimentation, en dehors d’une « réelle » économie, nous n’étions pas sujets à des questionnements autour de « comment (sur)vivre du design graphique ? ». Nous n’étions pas vraiment dans un rapport de commande avec des clients, ce qui nous donnait une liberté d’expérimenter de nouvelles formes. Par ailleurs, ici le loyer est relativement bas, ce qui a enlevé une certaine pression de la sortie d’école, de faire du graphisme pour faire de l’argent et en vivre.

C.L. Oui, il y a un loyer bas, mais il y a aussi l’avantage de qui veut vient : tu peux passer en dehors des circuits traditionnels de l’immobilier, sans la pression financière qui va avec. Il n’y a pas de dossier à faire, de garants, il suffit de payer son loyer et c’est OK.
  Et de fil en aiguille, cela nous a permis de mettre un pied dans un certain milieu, un certain contexte de production. Chose que tu ne peux pas trop savoir en sortant de l’école. Tu ne te dis pas : « Moi, ce qui m’intéresserait, c’est de faire ceci ou cela. » On a eu la chance de travailler avec nos ami·es artistes dont on admire le travail.
  Petit à petit, on s’est fait un petit réseau à la fois dans l’art contemporain et dans la musique. Au bout de 10 ans, tu regardes rétrospectivement le chemin que tu as parcouru, et c’est émouvant de voir l’évolution et comment tout ça a commencé. Nous réalisons que nous avons de la chance d’une certaine manière, et nous sommes reconnaissants envers nos premier·es ami·es /commanditaires pour la confiance et la liberté qu’iels nous ont accordé·es pour commencer à nous lancer dans le monde de l’après-école.

Espace de travail de Service Local, Lyon, 2023

Clara Barthod-Malat De fait, vous êtes devenus une sorte de service de proximité ?

G.S. On se faisait une sorte de fiction avec ça. Cette porte était ouverte, les gens passaient et les choses se déroulaient souvent comme cela  :
– Hey, je suis en train de sortir une cassette, est-ce que vous ne voulez pas m’aider à faire une pochette, un tampon, etc.
– Oui, vas-y, assieds-toi 5 minutes, on va faire ça.
Comme un service de cordonnerie, de serrurerie ou de clé minute, les gens passaient et on commençait à bricoler quelque chose. « Oui, là il y a une piste à suivre, OK, on en reparle bientôt. » ça nous amusait de jouer aux « artisans ».

A.D. Vous profitiez de ce contexte qui ne relevait pas de la commande pour vous faire plaisir et expérimenter selon vos envies ?

C.L. Les gens viennent avec leurs intuitions et c’est toujours intéressant, voire même obligatoire, de travailler avec eux plutôt que de dire : « Nous, on fait ça et on te donne ça. »

G.S. Je mettrais une condition à cela, c’est qu’il y avait un lien avec ces personnes. C’étaient des gens qu’on connaissait et qui connaissaient notre travail. C’était un plaisir pour nous de développer notre savoir-faire avec eux, cela facilitait les choses.

C.L. C’est vrai que l’affect, le lien qui nous fait travailler avec des gens, c’est très important. Il y avait des moments où cela a pu être problématique, car comme tout le monde le sait, ce n’est pas forcément facile de collaborer avec des ami·es, mais de manière générale ce sont des échanges très riches. Et petit à petit, quand on s’est mis à travailler sur des commandes plus importantes, c’est devenu une autre aventure. À ce moment-là, tu dois mettre l’affect de côté, te dire que tu es dans une relation absolument professionnelle, tu ne charges pas le projet de la même intention. Mais c’est aussi passionnant car cela peut produire de belles rencontres.

G.S. Je reviens sur la question de la carte blanche sur l’expérimentation, il y avait de ça, mais il y avait aussi l’héritage de l’apprentissage valentinois. On avait besoin de recherche, de concepts, de contraintes, même si les gens n’en avaient pas. Typiquement avec l’Atelier Sumo, on a cherché dès le début à imaginer ça.

C.L. Il fallait qu’on ait un terrain d’enquête, comme on apprenait à Valence : enquêter, questionner le contexte, dégager une problématique et se mettre des contraintes de production. Sauf que là, on pouvait produire instinctivement et rapidement, alors qu’à Valence, on était parfois frustrés de ne pas avoir produit plus.

A.D. On a vu sur votre site que vous parliez de mutualisation de savoir-faire, d’outils, d’un espace de rencontre, de fabrication. On se demandait si vous vous considériez comme une sorte de fablab du graphisme ?

G.S. Le réel, la géographie d’un lieu, d’une porte que l’on franchit, c’est vraiment ce qui caractérise notre démarche. Nous avons eu peu de sollicitations par internet. Pour nous, c’est dur de ne pas mettre de visage sur un projet, il manque quelque chose.

C.L. Je pense que cela peut faire écho à un fablab, mais je pense aussi que c’est lié au fait que l’on essaie de se spécialiser dans les objets imprimés. À la fin, il faut qu’il y ait un résultat concret, matériel. Ainsi, il y a toujours une étape manuelle, de manipulation de formes, d’objets, d’images, du découpage, des scans, etc.

G.S. Il y a peut-être aussi la notion de hack, qui ne serait pas un hack numérique mais plutôt économique, dû au fait qu’au début, nous n’avions pas de moyens de production ou de budgets d’impression. Il fallait donc se débrouiller pour faire, par exemple en fabriquant un flyer avec une imprimante laser ce qui produit quelque chose de DIY.

C.L. Et qui caractérise quand même fortement notre esthétique.

Affiche  Free Iran, 2018

A.D. Vous réalisiez l’impression majoritairement vous-même ?

C.L. Cela dépendait, nous avons des ami·es autour de nous qui ont un atelier de sérigraphie, un atelier de riso. Il y avait ainsi plein de possibilités de productions différentes. Sinon, cela nous arrivait de travailler à l’imprimante laser. Il n’y a pas de règles. On a mis du temps avant d’y arriver, mais aujourd’hui nous travaillons régulièrement avec un imprimeur.

A.D. Sur un projet plus conséquent par exemple ?

C.L. Sur un projet que nous avons auto-édité. Ce n’était pas la première fois, mais c’était notre première expérience sur un gros projet, d’un livre produit par un imprimeur. Auparavant, il y avait moins de pression.

A.D. J’ai vu que vous avez travaillé avec Edwin2, qui est une grosse marque, et en même temps vous faites de l’auto-édition, à petite échelle. Vous pouvez nous en dire plus sur cet écart ?

C.L. Sacré hasard.

G.S. C’est du hack encore une fois. En fait, Hugo, un ami, qui fait de la musique, avait besoin d’un visuel pour un EP et l’idée est venue : « Ce serait trop cool de faire ce visuel sur des t-shirts. Oh, mais attends, il y a Machin qui bosse chez Edwin. On n’a qu’à demander à Edwin de nous fournir 100 t-shirts, et on fera la sérigraphie avec Pierre, un pote qui a un atelier de sérigraphie textile. » Encore une fois, c’est une histoire de réseau. Pour ceci, on peut demander à lui, pour cela, à elle, etc. Et ainsi, il n’y a rien d’industriel, tout est à petite échelle.

C.L. Tu vois bien que des marques comme Edwin sont friandes de pouvoir collaborer avec des plus petites structures qui ont plus d’autonomie, de marges de manœuvre et donc une esthétique peut être plus décomplexée.

G.S. On aurait dû leur demander de l’argent…

C.L. Mais bien sûr… On est trop à l’arrache.

G.S. Les choses se font par hasard, ou de manière spontanée. On a l’idée, et trois semaines après, on a les t-shirts.

A.D. Comment vous organisez-vous entre ces différentes activités ?

C.L. On essaye de planifier, parce que là on parle beaucoup de la façon dont on a travaillé, ce qu’on a fait au début, mais cela fait maintenant 10 ans et les dynamiques ont évolué. On essaye de compartimenter davantage ce qui relève du travail ou des loisirs, de ce qui apporte un salaire ou de ce qui est plus personnel, important, éthique… On essaie de s’organiser, car on se professionnalise.
  Au début, on prenait les choses telles qu’elles venaient, on ne savait pas combien de temps allait nous prendre telle ou telle tâche, et entre nous, c’est difficile de se répartir les rôles. Tu penses que travailler à deux est un gain de temps, mais au final cela peut-être une perte de temps. Tu passes des heures sur un minuscule détail et, comme il n’y a pas d’argent, tu ne comptes pas le temps, tu veux faire le truc parfait.
  Nous sommes très exigeants sur le résultat. Nous y passons des semaines, nous voulons que ça claque. Au fur et à mesure, nous nous sommes rendus compte de certaines choses. On a toujours de l’exigence, mais on réévalue nos priorités, car cela prend beaucoup de temps sur notre vie à côté. Aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas très organisés en un certain sens, mais nous essayons d’avoir un planning, de mieux gérer les projets qui prennent du temps et ceux qui sont plus courts.

G.S. Il y a deux rythmes en quelque sorte. Nous sommes contraints par le calendrier des commandes et des engagements que l’on prend, et par rapport à cela, nous essayons de nous organiser entre nous. L’année dernière, nous nous sommes dit que nous ne voudrions travailler que 3 jours par semaine. Être là le mardi, mercredi et jeudi, mais que chacun puisse faire ses propres activités le lundi, et que le vendredi soit consacré à des activités personnelles comme la peinture, la céramique, etc. Nous ne voulions pas être dans un tunnel de design graphique toute la semaine. En plus, il n’y avait pas de rupture entre notre lieu de vie et de travail, et cela a des conséquences, tu en ressors épuisé.3

C.L. On fait tous des erreurs. Tu peux faire quelque chose et le détester deux jours plus tard, ce n’est pas un problème. Par contre, la manière dont les choses se passent avec le commanditaire, l’aspect relationnel, ta réaction face aux difficultés de communication… Il faut se mettre d’accord, sentir si on parle la même langue, avec le même vocabulaire, et partager toutes les étapes qui précèdent l’aboutissement d’une image. On sait créer des images, mais ce n’est qu’une partie du processus.

G.S. En ce moment, nous n’arrivons pas à travailler seulement 3 jours par semaine, car nous sortons d’un long projet pour lequel nous avions besoin de prendre plus de temps.

A.D. Travailler 3 jours par semaine, ce serait l’idéal ?

G.S. Oui, lorsque nous avons formulé ce souhait cela a été libérateur, de se dire que c’était OK d’avoir du temps à consacrer à des choses bénévoles ou au contraire d’aller travailler dans un bar pour gagner de l’argent.

C.L. Ou d’avoir une pratique personnelle qui nous permet de prendre du recul.

G.S. De s’aérer aussi.

C.L. C’est sûr que c’est désirable si, dans ta vie, tu as la possibilité de faire ce choix. Nous avons pris cette voie mais nous sommes conscients que c’est un choix qui pose des questions liées notamment à une certaine précarité dans nos vies. C’est à la fois constitutif de notre manière de voir le travail mais il arrive aussi que ce choix vienne mettre en péril des envies, des ambitions peut-être plus liées à une certaine normalité. Il faut, je pense, pouvoir trouver un équilibre entre une envie de totale liberté d’actions et des conditions de vie suffisamment confortables pour continuer.

G.S. Et travailler pourquoi ? Pour qui ? Et comment ?

C.BM. Cela vous arrive-t-il parfois de refuser des commandes parce qu’elles ne correspondent pas à vos convictions ?

C.L. Cela nous est arrivé récemment pour la première fois, enfin, ce n’était pas la première mais c’est rare. Nous n’avons pas refusé pour des raisons éthiques mais parce que le projet n’avait rien à voir avec nous.
  On s’est posé la question : « OK, on accepte, mais c’est sous certaines conditions » ou « OK, on accepte parce que c’est bien payé et que ça peut nous aider à financer d’autres projets, ou parce que c’est avec cette personne et du point de vue relationnel, même si le cadre est étrange, nous allons quand même le faire », mais nous avons dû nous demander pourquoi.

G.S. Une fois, nous avons été contactés sur Instagram pour discuter d’un projet de scénographie. Nous avons eu un rendez-vous, et directement constaté que, humainement, ce n’était pas possible. Nous évoluons dans des sphères politiques, émotionnelles, diamétralement opposées. Il y avait une certaine somme d’argent en jeu, des attentes plutôt fortes et une commande assez floue, nous avons refusé.

C.L. Mais la plupart du temps, nous refusons par manque de temps.

Productions diverses de Service Local, 2016–2023

C.BM. Pourquoi êtes-vous à Lyon ?

C.L. Le hasard des choses. Je ne pensais pas rester aussi longtemps. Ce sont les amis, les opportunités qui ont fait que je suis restée.

G.S. Moi non plus, ce n’est pas ma ville de cœur. Il y a plein de choses ici avec lesquelles je suis en désaccord. Mais l’opportunité d’avoir cet atelier, l’existence d’un réseau de proches, des collaborations…, ont fait que l’on s’est installé là.

C.L. Lyon est une grosse ville, mais pas gigantesque non plus. C’est une ville assez bourgeoise, mais qui a une scène contre-culture assez forte, notamment dans la musique. Étant sensibles à cela, nous avons trouvé une place dans un monde qui nous correspondait bien, avec cet aspect culturel qui nous attire, qui est en dehors des institutions.

G.S. Il y a aussi des amitiés fortes, un réseau d’amis, quelques-uns sortis de Valence des années avant nous sont aussi ici. On a pu se retrouver en sortant de l’école, nous étions impliqués dans l’Atelier Sumo, cela donnait envie de voir ce qui se passait ici. Il y a aussi l’Amicale, le Ground Zéro, etc., des collectifs auxquels on aime participer.

C.L. Mais je reviens à la question précédente : nous refusons rarement des projets uniquement parce que nous sommes en dehors des institutions, c’est davantage une histoire de connivence avec les gens avec qui nous collaborons, nous avons parfois ce dilemme sur la façon de nous positionner. On se rend compte que la plupart des gens sont confrontés à cette même problématique, il est donc intéressant d’échanger sur cet aspect-là.

G.S. Nous parlions de notre projet tout à l’heure. Il y a cette partie visible de notre travail, celle que nous communiquons sur Instagram et sur notre site — et nous sommes très mauvais sur les réseaux — mais il y a aussi une partie de notre travail ou de notre activité qui n’est pas liée à une économie réglée, aux institutions, qui est plutôt en prise avec des choses plus discrètes, autonomes, voire politiques.

C.L. Ce n’est pas vraiment notre travail, mais cela nourrit notre culture, notre imaginaire et notre manière de faire. Je pense qu’être présent dans tous ces autres endroits nous aide à cultiver ces aspects.

A.D. Est-ce que cela donne du sens à la pratique ?

C.L. Oui, et c’est chouette. Nous n’avons jamais eu de réelles expériences dans des boîtes de communication — j’ai seulement fait un stage dans ce domaine — mais j’ai vu comment cela normalise totalement ta pratique, tout d’un coup tu réduis tes possibilités. C’est l’enfer, c’est ennuyeux, les gens te disent comment faire les choses.

G.S. Parce qu’il y a des attentes budgétaires, des recettes bien établies, on t’apprend à produire des images d’une certaine manière, parce que ça va fonctionner, que ça ne demande pas trop de temps. Il n’y a pas ou peu d’expérimentations, de prises de risques, et cela participe à appauvrir le paysage graphique d’une certaine manière.

C.L. Renouveler son vocabulaire, c’est un sacré exercice ! Personnellement, je sais que c’est l’une des choses qui m’a le plus travaillée depuis l’école. À l’école, tu es dans de l’ultra-stimulation créative. On te propose des sujets, tu partages et tu fais avec les autres, avec tes camarades, etc. Quand tu en sors, tu as ta boîte à outils, mais c’est dur de se renouveler, de se dépasser, d’aller ailleurs, de ne pas tout le temps ressasser les mêmes formes.

G.S. Malgré tout, on commence à s’affirmer visuellement. On essaie de continuer à chercher de nouvelles formules, de nouveaux outils, mais parfois on en revient à ce que l’on sait faire. Puis, quand tu regardes en arrière, il y a plein de choses qui se ressemblent, on se dit que c’est peut-être ça, ce qui se dessine dans cette collection, notre marque de fabrique. Je n’ai pas la sensation que cela ait été une volonté d’arriver à cette esthétique. Plutôt la trace d’une certaine trajectoire.

C.L. Par exemple, nous avons eu jusqu’à présent plutôt des projets d’identités graphiques ou d’événementiel, des affiches pour la musique, pour des galeries ou des événements liés à l’art contemporain, etc. Cette année, nous avons eu un gros chantier lié à une exposition, et maintenant 2 ou 3 projets d’édition. C’est un tout autre exercice dont nous n’avons pas l’habitude. Même si nous sommes très contents de faire de l’édition, nous réalisons que ce ne sont pas les mêmes enjeux créatifs, ni les mêmes modes de production d’images. Faire un livre ne pose pas les mêmes questions que faire des affiches, etc.

Atelier Sumo, Lyon, 2023

Diversifier ses pratiques

G.S. C’est quelque chose qui a démarré il y a deux ans. On venait de subir 2 ou 3 échecs sur des appels à projets, des candidatures, etc. On avait été présélectionnés, retenus comme finalistes, mais on n’a pas été choisis. Cela nous a fait cogiter pendant 2 mois, c’était un peu dur. Donc, pour se faire plaisir nous avons produit des fanzines, des petites éditions. On y a consacré du temps. Et l’année dernière, on a mené d’autres projets d’éditions, cela faisait du bien. Ça donne une visibilité aux gens du genre « Ah, mais vous faites aussi des livres ? On pourra penser à vous à l’avenir ». Et ça déplace les types de projets.

C.L. Je suis contente de ça. Je trouve que c’est vraiment un autre travail. Créer des identités graphiques, c’est un super exercice, il y a un réel objectif d’être identifiable, visible. Mais l’édition vient déplacer notre travail à d’autres endroits, réinterroger nos manières de débuter le projet, de le partager et donc une autre façon de collaborer avec les commanditaires.

G.S. C’était un bon exercice. On avait un peu de plaisir à brouiller les pistes ou à tenter des choses plus expérimentales, sauf que tu produis quelque chose que tu transmets et, après la transmission, tu n’as plus la main sur ce qu’il se passe dans la mise en circulation des formes. À de nombreux moments, on se disait « mais ce n’est pas ça qui était convenu, ça ne devait pas être ça ». Cette chose-là m’avait un peu attristé, chamboulé. Tu ne te reconnais pas forcément dans ce qui sort, et tu as l’impression d’avoir manqué une étape…

C.L. Je pense que beaucoup de nos travaux ont été faits avec l’objectif d’être identifiables, visibles. La réussite d’un livre a sûrement plus à voir avec sa matérialité : s’il est agréable à lire, à tenir, sa qualité d’impression, sa résistance, etc. Ce sont d’autres problématiques, et c’est réjouissant de prendre une nouvelle posture pour chaque type de projets.

A.D. J’ai l’impression que quand tu te lances professionnellement, tu es amené à t’enfermer dans une pratique. À Amiens, où j’ai fait une partie de mes études, j’avais une intervenante qui ne faisait que des livres. Elle racontait qu’au début, elle a eu la chance de trouver ce travail qui consistait à faire un livre. Elle l’a montré et ensuite on ne lui a plus demandé que des livres, alors qu’elle ne voulait pas faire que ça.

G.S. Être spécialiste c’est bien à notre époque, mais je crois que malgré nous et avec ces idées qu’on brasse à côté, le fait de ne pas trop se spécialiser est plutôt bénéfique pour nous. Être amateur ou novice te permet une certaines fraîcheur ou « naïveté », te fait faire certaines erreurs, qui sont parfois de bons apprentissages.

C.L. Le dernier projet qu’on a réalisé était de la scénographie d’exposition. On s’est fait plaisir et cela rejoignait des choses que j’avais faites à l’école. Tout d’un coup, il ne s’agit plus seulement de l’espace de l’écran ou du papier, c’est un espace qui s’habite.

G.S. Le fait de changer de casquette, d’arriver un peu au bluff, de dire « oui, scénographes, bien sûr, on va le faire ». Par moments, on se disait que ça allait être difficile, mais que ça allait bien se passer. On a confiance l’un en l’autre, comme on l’avait dans le commissaire d’exposition. C’est fini, ça s’est bien passé, les gens étaient contents. Je trouve que la fraîcheur de ne pas l’avoir fait mille fois, de se retrouver un peu en danger, de prendre des risques, nous fait énormément de bien. Ça ramène 10 ans en arrière, à la sortie de l’école. Le truc des identités, tu le fais une fois, deux fois, trois fois, tu vois les choses à améliorer, mais plus tu deviens spécialiste, plus ça devient ennuyeux d’une certaine manière.

C.L. Il y a beaucoup de studios qu’on admire, qui font toujours la même chose, et on se dit « wow ». Donc ce n’est pas que c’est ennuyant, mais le fait est que l’on veut toucher à tout, faire du design graphique, du bricolage, de la peinture, de la cuisine. Nous voulons faire plein de choses, mais il n’y a pas de règle ou une formule aboutie.

G.S. Ça nous fait penser à Valence, où Åbäke, un collectif londonien était venu en atelier avec les copain·es qui étaient en 4e et 5e années. J’étais en 1re année et ça m’a mis une claque. C’était un collectif de designers graphiques, mais ils faisaient n’importe quoi, un graphisme très décalé : ils faisaient de la cuisine, de la sculpture, des balades, des visites. Je trouvais ça fun, mais ça m’avait interrogé à l’époque sans vraiment que je comprenne, un graphisme très décalé, un peu second degré, cette notion de « vernaculaire », et finalement, cette histoire de casquette, ou de costume, d’en changer souvent c’est super excitant. On a envie d’être dans ces eaux troubles.

A.D. Il y a une pression économique qui nous pousse à nous spécialiser dans un domaine, mais au final on est beaucoup à vouloir faire des choses très diverses. Et ces opportunités de s’exprimer de différentes manières, ces réseaux, c’est recherché par beaucoup. En tout cas, ça donne envie.

C.BM. Ça fait plaisir d’entendre que c’est possible. Ça a l’air difficile, mais possible.

G.S. C’est possible, mais ça demande de prendre des risques parfois, ça implique des choix de vie… des directions.

Faire ensemble

C.L. D’après ce que j’ai vu de mes camarades qui sont sortis des Beaux-Arts, le plus dur a été de se retrouver seul. Je pense que l’idée de mutualiser, de créer des collectifs, de partager les choses, c’est cela qui rend fort. Tu as plein de doutes, tu n’as pas beaucoup d’expérience, tu te jettes dans la gueule du loup, mais si tu n’es pas tout seul, c’est déjà plus vivable. Tu te donnes l’opportunité de prendre des risques. Nous, on est deux ici, où d’autres vivent avec d’autres pratiques, cela donne une certaine force.

A.D. Le fonctionnement des Beaux-Arts peut pousser à un certain individualisme…

G.S. La société est méga-individualiste de toute façon. L’école d’art, elle aussi, s’est bien normalisée dans cette direction-là, il n’est plus trop possible de faire des diplômes à plusieurs par exemple. C’est assez rare en tout cas.

C.L. Par exemple, je n’ai pas pu le faire.

Productions diverses de Service Local, 2016–2023

C.BM. C’est construit pour que chacun passe à son tour, ce qui complique tout.

C.L. Nous on a cherché à le faire, mais ça n’a pas du tout été un diplôme collectif. On n’a pas présenté les choses ensemble de la même manière. Après, ce n’est pas grave.

G.S. C’est déjà le propos de PNEU j’ai l’impression, il y a bien sûr l’envie de diffuser des objets qui partagent du contenu, des idées, des inspirations peut-être, mais la trame de fond, c’est juste du lien, du liant entre des étudiants qui vont vers l’extérieur, vers d’autres personnes. Là, on s’est rencontrés et sans doute on se recroisera. Juste ça, c’est un bon prétexte, une bonne initiative.

C.L. From—To, c’était un peu ça. C’était un outil de transmission, mais d’une autre manière. Quand on est étudiant, ça te pousse à voir d’autres gens de l’extérieur. Je trouve ça vraiment chouette.

G.S. S’organiser en petits groupes, à l’intérieur de la formule de l’école, juste dire « on s’organise, on se rend autonomes, on va faire une récup de papier ici ou là », c’est hyper fort. Ça conduira forcément à de bonnes choses, du lien, des connexions et donc des histoires.

C.L. En tout cas, l’entretien c’est un très bon prétexte. Même s’il n’y a pas d’objet ou que l’aventure doit se terminer dans quelques mois, vous avez déjà fait ces étapes ensemble et eu tous ces efforts d’organisation. Un jour, je suis retombée sur ces boucles de mails entre Alexandra, Camille, David et moi [acteurices du projet From—To ], et ça m’avait beaucoup émue d’une certaine manière. Je n’ai pas un souvenir extraordinaire de ce que j’ai pu apporter à From—To, mais c’était un moment d’émulation collective. On a su créer du commun. Aujourd’hui, on continue d’avoir des liens, et c’est très enthousiasmant.

Autocollant Service Local, 2023

Entretien réalisé par Clara Barthod-Malat et Alexandre d’Hubert le 31.03.2023.


  1. From—To est une revue née à l’ÉSAD Valence, interrogeant des problématiques de design à travers des entretiens avec des artistes, graphistes, artisan·es…  

  2. Edwin est une marque de vêtement japonaise, spécialisée dans les jeans.  

  3. Sur ce sujet, voir l’entretien L’école est finie  avec Formaboom. 

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Fraser Muggeridge
31.03.2024

Un dialogue avec la presse

Témoignant d’une certaine excentricité anglaise, le design graphique Fraser Muggeridge a une approche empreinte de sérendipité et d’affection pour les pratiques amatrices et vernaculaires. Il mène parallèlement un studio de design graphique londonien et une recherche expérimentale sur les techniques d’impression industrielles. Comment cette démarche prospective peut-elle cohabiter et s’inclure dans des projets de commandes graphiques ? Dans le cadre de cinq semaines de workshop avec Fraser Muggeridge, les étudiant·es en quatrième année design graphique ont participé au workshop DIY Print Process. Inspiré par des tutoriels d’impression amateurs trouvés sur YouTube, chaque étudiant a développé son propre processus d’impression, en le rendant le plus précis possible et reproductible.

Claire Allanos & Louna Bourdon Une grande partie de votre travail consiste en une recherche sur l’utilisation et sur la réinterprétation des techniques d’impression, vous appelez cette pratique « un dialogue avec la presse ». D’où vient cette attirance pour l’expérimentation des techniques d’impression ?

Fraser Muggeridge Dans mon université, il y avait un département d’impression qui était équipé d’une petite presse offset de travail avec laquelle les étudiants pouvaient réaliser leurs travaux. Nous ne nous contentions pas uniquement de designer les projets, nous les imprimions également. Ainsi, j’ai très vite été conscient des processus d’impression, et fasciné par la magie de l’offset. Je m’intéresse à la manière dont un travail est façonné et produit. Ainsi, je suppose qu’au fil des ans, plutôt que de simplement faire un PDF et de l’imprimer, j’ai essayé d’intégrer ces connaissances techniques dans mon processus de travail. C’est en quelque sorte un dialogue avec la presse d’impression qui implique une compréhension des possibilités techniques. Quand j’ai commencé mon activité dans les années 1990, ces pratiques étaient plus courantes. Comme la quadrichromie était très coûteuse et que les plaques offset étaient chères, nous cherchions des moyens de faire avec deux ou trois couleurs. Aujourd’hui tout est automatisé en quadrichromie car c’est moins cher, par conséquent les imprimeurs vont rarement utiliser une seule couleur Pantone. C’est donc l’économie qui est à l’origine de ces pratiques et, je suppose qu’au fur et à mesure, cela s’est transformé en point de départ pour mes projets. D’une certaine manière, il est très difficile aujourd’hui de prendre des décisions en matière de design. Il est toujours possible de faire ce que l’on veut visuellement. Par conséquent, je m’intéresse beaucoup aux limites imposées par les techniques d’impression, et aux façons dont il est possible de travailler à partir d’elles.

Impressions manuelles sur Offset, 2019, Vancouver, gravure multicolore, 100 ×130 cm, édition de 15, imprimée à l’Université d’art et design Emily Carr dans le cadre de l’Audain Distinguished Artist in Residency.

C.A. & L.B. Est-ce pour cela que vous choisissez de travailler avec des machines et des techniques industrielles comme l’offset plutôt qu’avec des savoir-faire artisanaux ?

F.M. J’essaie de mélanger un processus artisanal et un processus industriel et, parfois, je le fais avec une imprimante offset. Cela m’intrigue parce qu’il s’agit de la même machine que celle avec laquelle un travail de design graphique standard est imprimé. Cependant, aujourd’hui, il est assez difficile de réaliser ces expériences sur les presses modernes, car elles sont très automatisées, très coûteuses. Les imprimeurs s’inquiètent du temps que vous passez sur la presse et des risques de dommages. En revanche, dans les écoles d’art et les institutions, les presses offset sont une très bonne opportunité pour mener des expérimentations. Cela permet aux étudiants d’apprendre les encres, le fonctionnement de la technique et la réalité de ce qu’est une plaque offset.

C.A. & L.B. Ces expériences demandent beaucoup d’engagement par rapport aux processus automatisés. Étant donné que les résultats ne sont pas prédéterminés, certaines idées peuvent ne pas fonctionner, d’autres peuvent créer des résultats inattendus. Quel statut accordez-vous aux erreurs ?

F.M. Lorsque vous utilisez un ordinateur pour automatiser, créer des images générées par ordinateur (CGI) ou exploiter l’intelligence artificielle, il y a toujours la possibilité de changer, et donc, de ne jamais terminer. Vous créez quelque chose que vous avez déjà en tête et dont vous êtes déjà satisfait. Alors que si vous procédez à partir de la machine, même si vous prenez certaines décisions, vous n’aurez peut-être pas le résultat auquel vous vous attendiez. J’aime l’idée que certaines décisions soient prises à ma place. Sinon, j’en serais incapable. Par exemple, pendant notre workshop, nous avons utilisé la presse offset. Nous nous sommes simplement dit « prenons des couleurs, mettons-les dans la presse ». Nous avons pris les pots d’encre qu’il y avait à côté et voilà. Si nous avions voulu choisir, cela aurait pris plus de temps. J’aime l’idée que cela enlève une grande part de décisions, même si cela peut amener à des résultats que vous n’aimez pas nécessairement. Cela m’oblige à essayer de nouvelles choses. Avec l’ordinateur, je pense qu’on peut avoir tendance à faire en sorte que tout soit toujours correct, alors que je m’intéresse à l’imprévisibilité de ce qui est considéré comme incorrect. Je ne suis plus tellement attiré par les belles choses, je préfère que ça ait l’air un peu étrange. Évidemment, ce n’est pas entièrement aléatoire, cela vient d’une accumulation de connaissances techniques et d’expériences.

Expérimentations réalisées lors du workshop DIY Print Process, 2023.

C.A. & L.B. Nous avons commencé l’atelier en explorant YouTube pour trouver des vidéos d’impression amateurs. Pourquoi vous intéressez-vous aux créations non professionnelles et à la pratique du DIY ?

F.M. Je trouve que ce qui est designé a souvent l’air moins bien que ce qui ne l’est pas. En anglais, on appelle cela le vernaculaire. Ce sont les flyers de pizzeria ou la newsletter de l’église. Nous pouvons apprendre de ces objets. Certains de ces processus amateurs, comme l’impression maison ou la gravure DIY, ont la capacité de créer des résultats remarquables en design graphique. Je ne les envisage pas du point de vue du résultat, parce que généralement, c’est assez horrible, et que je ne veux pas savoir comment faire une fleur en linogravure. Je me demande plutôt ce que je pourrais faire avec ce procédé. Je le considère comme une opportunité. C’est l’idée d’arriver avec presque rien sur table et voir ce qui se passe en faisant confiance au processus. J’aime l’aspect que le « fait-maison » apporte, parce que c’est très différent de la propreté d’InDesign.

C.A. & L.B. Peut-être parce qu’InDesign semble si illimité.

F.M. Trop de typographies, trop de couleurs, trop de tout. Dans l’affiche que nous avons réalisée avec la presse offset, le blanc ressemble presque à du ruban adhésif, alors qu’en réalité, c’était des chutes que nous avons trouvées et que nous avons placées sur la presse en fonction des pinces qui tiennent la feuille. Ensuite, nous avons découpé ces chutes pour en faire des marque-pages. Au lieu d’aller dans l’atelier avec une idée prédéfinie, nous sommes venus avec rien en se disant que nous allions voir ce qu’il allait se passer. Tout a été le résultat des limitations du processus d’impression. J’ai aussi cette posture, car je dirige un studio et que nous n’avons pas le temps d’analyser longuement. Par conséquent, je veux être capable de trouver un processus avec lequel je peux créer des visuels rapidement.

Poster du workshop DIY Print Process, 2023.

C.A. & L.B. Justement, dans un de vos livres référence, The Art of the Maker,1 Peter Dormer dit : « La connaissance artisanale ne permet pas seulement d’atteindre un objectif, elle permet aussi d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’objectif ». Est-ce ainsi que vous voyez votre recherche sur les processus d’impression ?

F.M. Je pense qu’il est important pour un étudiant en design graphique de savoir réaliser une bonne impression, de comprendre l’impression offset, le processus de l’eau et de l’encre qui ne se mélangent pas. Ce type de connaissances est réellement utile, même lors d’une impression industrielle. Voir et comprendre ce qui est possible permet d’ancrer votre pratique. J’apprécie vraiment échanger avec les imprimeurs, plutôt que de dire « il y a un PDF, imprimez-le, livrez-le ». Je trouve cela assez ennuyeux. Avec ce type de démarche, on peut même se demander si c’est légitime d’imprimer ou si ça ne devrait pas plutôt rester sur une page web.

C.A. & L.B. Dans un autre livre, The nature and Art of Workmanship 2, David Pye décrit deux types de workmanship 3 : le workmanship de la certitude où le résultat est prédéfini avant même l’exécution, et le workmanship du risque où la qualité du résultat n’est pas prédéterminée, mais dépend du jugement et de l’attention du maker pendant le processus. Quel sens donner à ce travail et à l’improvisation ?

F.M. Le workmanship de certitude, où tout est prédéfini, est essentiellement l’impression offset lithographique industrielle.

C.A. & L.B. Parce que c’est simplement envoyer un PDF à un imprimeur.

F.M. Oui, et faire mille impressions parfaitement identiques. Alors que le workmanship du risque, serait plutôt de fabriquer cinquante posters où vous intervenez au cours du processus. Vous éclaboussez d’eau, vous ajustez les niveaux, vous interrompez le processus et vous improvisez au fur et à mesure. C’est une sorte d’orchestre qui performe en direct. Une des raisons pour lesquelles j’aime faire ce type de projet est la légère variabilité entre chaque exemplaire. Cela en fait une sorte d’édition spéciale, en plus d’aider les clients, les éditeurs ou les artistes à adhérer à la démarche. Tout le monde aime le sur-mesure et l’unique. C’est un type de wokmanship of risk au sens pratique, mais je l’utilise également lorsque je travaille sur InDesign. Dans l’affiche du workshop que nous avons faite avec InDesign, la typographie déborde sur l’image et ne s’intègre pas parfaitement. La plupart des gens auraient dit « soit vous agrandissez l’image et vous placez la typographie dessus, soit vous réduisez le texte pour que tout fonctionne ». Nous avons préféré jouer de cette erreur en l’accentuant pour qu’elle crée un agencement risqué. La plupart du temps, les outils et InDesign vous poussent à tout aligner. C’est lié au modernisme qui aligne les éléments et rend les choses droites. Je le faisais aussi et une partie de moi est entièrement en accord avec cela. Mais parfois, c’est plus dynamique quand il y a du décalage. D’une certaine manière, c’est plus difficile à faire parce qu’on ne peut pas créer de gabarits déclinables. C’est du sur-mesure. Une sorte de workmanship of risk.

C.A. & L.B. C’est une façon plus sensible de penser le traitement graphique sans y associer de concepts prédéfinis.

F.M. Je dis souvent cela : faites-le un peu « yin-yang ». Ce que je veux dire par là c’est les rapport grand/petit, on/off. J’aime cette idée de positif et négatif.

C.A. & L.B. En étant si proche du processus d’impression, on se doute que vous devez avoir une relation particulière avec les imprimeurs. Quand vous collaborez avec eux, quel regard portent-ils sur ce type de démarche expérimentale ?

F.M. Encore une fois, c’est une histoire de dialogue. Assez souvent, les imprimeurs disent simplement que cela n’est pas possible parce que cela pourrait endommager la presse, ce qui coûterait très cher. Il faut l’accepter. Beaucoup de propositions que je suggère ne sont pas si expérimentales. Parfois, il s’agit simplement de la façon dont deux feuilles sont superposées à l’impression, ou d’en réutiliser une partie pour la couverture, ou d’imprimer tous les éléments qui deviennent une couverture. Il est aussi possible de tourner la feuille pour sur-imprimer, ou découper une affiche en seize pages. Il y a énormément de façons de jouer avec la mise en page et la pré-presse. La plupart du temps, je vais chez l’imprimeur, je me promène, je regarde ce qui se passe et cela me donne des idées. Il y a quelques années, nous avons réalisé un projet où tous les numéros de page étaient directement gravés à la main sur les plaques offset. L’artiste qui gravait lui-même à la main a fait une petite erreur, donc il a commencé à barrer les numéros de page et les réécrire. Les imprimeurs se demandaient pourquoi on ne les avait pas directement mis sur le fichier. Je suis conscient que cela complique les choses à bien des égards, et ça devient plus risqué et ça peut mal tourner. Mais j’aime ce dialogue avec les imprimeurs et la presse. Peut-être que pour faire les choses correctement, il faut aller là-bas et travailler sur place plutôt que de rester assis sur son trône de designer avec son ordinateur portable. Il faut toujours s’impliquer un peu. La plupart du temps, pour le choix du papier les imprimeurs diront qu’iels utiliseront celui que vous souhaitez, qu’il suffit d’envoyer les spécifications. Au contraire, je serais plutôt du genre à leur demander quel papier iels utilisent habituellement pour ce travail, s’il y a des fins de stocks, un papier moins cher, un papier secret… C’est en partie pour me tenir occupé, pour rester intéressé, sinon cela pourrait devenir un peu banal.

C.A. & L.B. C’est peut-être pour avoir une relation égale avec l’imprimeur·euse, plutôt qu’un rapport hiérarchique où lae designer serait lae supérieur·e.

F.M. Tout à fait, je trouve cela dommage. C’est important qu’iels comprennent ce que vous essayez de faire et de votre côté que vous compreniez ce qu’iels font. De nombreux·ses graphistes n’ont pas une réelle compréhension de ce qui se passe chez les imprimeur·euses. Ce n’est pas seulement de l’impression, c’est un processus industriel. Comme beaucoup d’autres, je suis intéressé par la façon dont on peut agir sur ce processus et s’en servir comme des systèmes de prise de décisions.

C.A. & L.B. Vous tournez-vous davantage vers les écoles ou les ateliers d’impression pour initier ce type de projets moins conventionnels ?

F.M. Avec l’offset, j’ai réussi à le faire de deux façons. D’abord, il y a les écoles qui ont une presse offset que le technicien est prêt à l’utiliser pour initier les étudiants. L’autre manière, qui est très courante dans mon travail, est d’aller dans les pays où les presses sont plus anciennes et donc manuelles. Au Bangladesh et aux Philippines, où j’ai réalisé plusieurs projets, ce sont plutôt des presses monochromes avec lesquelles il est simple d’expérimenter. Au Bangladesh, pour imprimer un livre en quadrichromie, iels font quatre passages avec une presse monochrome, ce qui est très lent. Iels produisent ainsi, car la main-d’œuvre est moins chère, donc c’est rentable de prendre plus de temps sur une presse moins chère, qu’utiliser une presse plus rapide, mais plus coûteuse. C’est uniquement une question d’économie. De nos jours, au Royaume-Uni, il est rare d’avoir ce type de presse offset un peu bricolée, car l’immense majorité est quasiment contrôlée par ordinateur. C’est l’équivalent de conduire une vieille voiture où toute la mécanique est accessible et que vous pouvez réparer vous-même si elle tombe en panne. Au contraire, si vous conduisez une Ferrari moderne, c’est incroyable que tout soit contrôlé par ordinateur, mais si vous tombez en panne, vous ne pouvez même pas essayer de la réparer au risque de l’endommager d’avantage. Sur ce point-là, il y a une différence à faire entre l’automatisation et le manuel.

Offset lithography as a creative medium, with Ryan Smith, hair offset, gloves offset, hickies, dots and loupes.

C.A. & L.B. Vous avez fondé un studio de design graphique éponyme à Londres. Comment cette pratique s’intègre-t-elle à un travail de commande ?

F.M. Je pense qu’ils se nourrissent mutuellement. Une grande partie de notre travail n’a pas du tout recours à des processus d’impression expérimentaux, la connaissance de l’imprimerie peut se témoigner beaucoup plus simplement. Par exemple, si nous faisons trois-cents affiches, et que nous savons que le papier est vendu par ramette de deux-cent-cinquante feuilles, je peux suggérer que nous fassions cinq-cents exemplaires, parce que ce serait le même prix que d’en faire trois-cents, vu que nous devrions quand même acheter deux ramettes. Selon moi, même, s’il n’y a aucune incidence sur l’apparence, c’est une décision créative motivée par la connaissance de l’impression. Parfois, j’ai fait des propositions expérimentales qui n’ont tout simplement pas plu au client, car ce type de démarche ne peut pas être approprié pour chaque commande. Il y a énormément d’expérimentations qui ne seront utilisées que cinq ans plus tard, pour le bon projet. Tout comme de nombreux projets peuvent commencer puis être mis en pause.

C.A. & L.B. Vous dites vouloir vous écarter des schémas mainstream. Qu’est-ce que vous définissez comme mainstream et qu’est-ce qui vous pousse à vouloir vous en détacher ?

F.M. Cela dépend évidemment de chaque pays, puisque chaque pays a une façon spécifique de faire du design graphique. Pour moi, le graphisme mainstream c’est quand je vois des objets graphiques, et que je pense « ça ressemble à du design graphique ». Cela ne veut pas dire qu’être mainstream est une mauvaise chose. En réalité, la qualité du design graphique a énormément augmenté depuis ces vingt-cinq dernières années, grâce à de meilleurs logiciels, papiers, polices, techniques d’impression. Les standards sont devenus tellement élevés, que je me souviens avoir pensé « je dois vraiment aller loin et tout polir, pour que ce soit parfait. Ou alors j’essaie de tout casser ». Donc pour moi être mainstream c’est faire un travail qui suit celui des autres et certaines tendances. Il n’y a aucun mal à cela, mais je trouve que ce n’est pas assez individuel et créatif. D’une certaine manière, c’est assez simple de le faire. Par exemple, actuellement en Allemagne, il y a un réel engouement autour du design graphique liquide, toutes les polices de caractères ont l’air fondues et liquides. C’est beau, mais aussi trop facile. J’aime me compliquer la tâche, j’aime les contraintes, le défi de compliquer mon travail. Par exemple, dans le design éditorial on peut penser que le standard c’est d’utiliser deux typographies. Au lieu de cela, je vais faire un livre en utilisant cent typographies, mais où on aura l’impression que je n’en ai utilisé que deux. Ce sont des sortes de private jokes, que nous faisons pour nous-même sans forcément avertir le client. Nous le faisons et espérons qu’iel ne le remarque pas. Pour moi, prendre mes distances avec le design mainstream c’est simplement être différent. Mais tout le monde peut dire ça, même le design graphique dit « grand public », donc c’est un peu prétentieux. J’ai beaucoup de connaissances sur la typographie, la mise en page, la composition, c’est le summum de la pratique, et je la mélange avec du vernaculaire, en étant un peu à côté de la plaque.

Patricia Allmer and John Sears, Taking Shots, The Photography of William S. Burroughs, detail, 2014, using Century Megafont by Fraser Muggeridge.

C.A. & L.B. Dans un monde idéal, quel est votre type de projet favori ?

F.M. Je n’en ai pas vraiment. J’aime entrer dans des domaines auxquels je ne connais rien. J’ai fait tellement de livres pour des institutions culturelles que je sais comment les faire, quel processus avoir et ce que cela implique. J’aime vraiment l’idée de faire de la typographie pour la télévision, ou des visuels pour un film, ou concevoir des immenses bannières pour un bâtiment. J’ai envie de faire des choses que je n’ai jamais faites avant, mais dans un monde où ce soit réaliste d’imaginer ce projet. Les projets idéaux sont ceux qui paraissent difficiles de prime abord parce que tu n’as pas de méthodes prédéfinit pour les concevoir. C’est par exemple de travailler avec un·e client·e qui n’aime pas nécessairement ce que tu fais, mais qui comprend ta démarche. J’aime travailler avec des client·es demandeur·euses, je n’ai aucun problème à les entendre dire « nous détestons ce que vous avez fait », je prends presque mon pied, du moment que c’est constructif. Cela arrive toujours, ce n’est jamais le premier visuel qui est choisi. Le meilleur projet arrive quand quelqu’un d’autre contribue au plus grand bien de ce projet.

C.A. & L.B. Quand vous nous avez montré votre site Internet pour la première fois, nous avons été très surprises par son aspect archiviste, puisqu’il contient tous vos projets depuis les années 80. Est-ce un choix que vous aviez fait par pure praticité, ou y a-t-il un message, une vision de l’archive derrière ?

F.M. Quand nous avons démarré ce site, en 2007 il me semble, ce n’était pas notre intention de le continuer quinze ans plus tard. Je pense que beaucoup de sites de design graphique ont un aspect marketing, car ils ne montrent qu’une sélection de projets, tu te sens même parfois dupé·e par ce que tu regardes. Je suis partisan de l’idée de tout montrer, sans se cacher. J’apprécie le principe d’accumulation, sans sélection, tout est au même niveau. Mais parfois j’ai reçu des commentaires de personnes disant qu’elles étaient confuses face au site, et qu’il ne fait pas professionnel, à cause de cette profusion d’éléments non édités. J’ai souvent pensé que je devais être plus sélectif. Mais en même temps, de nombreux·ses designer·euses ne prennent pas le temps de mettre à jour leur site, parce que prendre des photos, écrire et sélectionner peut être très chronophage. On a fait le choix de n’utiliser que le scanner, mais il y a des limites techniques : tu ne peux pas raconter d’histoires, tu perds le sens de la trois-dimension. Notre Instagram permet peut-être de retrouver ces éléments, c’est une dualité. Je pense aussi que notre page d’accueil, avec ces éléments mixés les uns entre les autres, peut donner l’impression que l’on s’amuse un peu trop. Quand quelqu’un clique sur un livre, il peut voir tout le sérieux de notre travail. Mais s’iel reste sur la page d’accueil, iel ne voit que les couvertures, et peut penser « oh c’est rigolo ». Un de mes amis designer m’a dit « je ne vous ferais pas confiance pour faire une grande identité visuelle ». Parfois, on se plaint de ne pas avoir ce type de grande commande, donc on peut croire qu’iels ont regardé notre site et pensé que l’on s’amusait bien. Mais finalement, je pense que je vais garder ce site comme il est, pour toujours. Beaucoup de gens passent énormément de temps à réfléchir à comment iels se présentent au reste du monde. J’ai moi-même passé du temps à y réfléchir, mais j’ai aussi conscience que l’on peut être représenté de différentes manières. Aussi, beaucoup de designer·euses n’ont pas de site Internet.

Fraser Muggeridge, Christmas 1980 Invitation, 1980.

C.A. & L.B. Et il y a des designer·euses qui trient leur travail, comme si des pans entiers de leur pratique étaient devenus obsolètes.

F.M. Oui, certain·es ne montrent que leur travail des deux dernières années. Je regarde parfois mes anciens projets et je pense « oh mon dieu, je faisais cela il y a quinze ans » mais parfois je pense aussi « wow je ne ferais jamais cela aujourd’hui, c’est cool ! ». Il n’y a pas de réponse juste à propos de la manière que l’on a de se vendre au sein d’un marché spécifique. C’est important, mais je pense que c’est quelque chose que tu ne peux saisir qu’après quelques années de travail. Tu ne peux pas le faire juste après avoir ouvert ton studio, tu évolues avec.

C.A. & L.B. Nous avons aussi lu que votre studio possède un fond d’archives au sein de la bibliothèque de l’université de Reading.

F.M. Oui, nous y stockons un exemplaire de chaque projet que nous avons fait.

C.A. & L.B. Comment cette archive s’est-elle mise en place ?

F.M. Je crois que je l’avais suggéré, parce que pour chaque projet nous avons toujours beaucoup d’exemplaires qui s’accumulent très rapidement. On finit par se demander pourquoi on les garde, si cette matière graphique peut être utilisée à des fins de recherche, d’éducation et si nous pouvons la rendre accessible à tous·tes. C’est une question de pérennisation. Le fait que le fond d’archives se trouve dans la bibliothèque de cette université lui donne de la valeur. Pour ce qui est du travail des designers de ma génération, il ne restera plus rien dans cinquante ans, puisque tout est numérisé, il pourrait ne pas y avoir d’archives.

C.A. & L.B. Aurais-tu des conseils à donner à de jeunes designer·euses graphiques ?

F.M. Je dirais que c’est très difficile de démarrer son propre studio juste après l’école. Mon conseil serait de travailler pour des personnes que vous respectez et valorisez, parce que quand tu quittes l’école, tu es encore au bas de l’échelle. Vous devez réaliser que vous avez encore besoin de quelques années d’expérience pratique pour vous familiariser avec certaines situations. Que faites-vous lorsqu’un·e client·e vous dit qu’iel déteste tout ce que vous avez fait ? C’est une des réalités de ce métier, et apprendre cela auprès d’autres personnes peut être bénéfique. Ensuite, je conseillerais de faire un voyage d’apprentissage et de découverte : s’intéresser aux livres, au design graphique, aller au théâtre, être absorbé·e par un sujet. Tous les designer·euses graphiques réputé·es que vous connaissez travaillent très dur, parce qu’iels sont passionné·es par ce qu’iels font. Iels ne sont pas juste chanceux·ses, c’est une question de travail. Essayez différentes choses, il y a tellement d’opportunités en design graphique aujourd’hui, vous pouvez faire du design produit, de la médiation culturelle, du motion design, de l’animation… Si vous êtes jeune, ne pas savoir importe peu, vous devez juste essayer. C’est pour cela que je pense que le programme Erasmus et les stages sont de bons éléments éducatifs, qui vous permettent de gagner de l’expérience en faisant ce que vous voulez faire, mais aussi en faisant ce que vous ne voulez pas faire. Et c’est tout aussi important.

Fraser Muggeridge, A Bath Full of Ecstasy, Hot Chip, 2019.

Entretien réalisé par Claire Allanos et Louna Bourdon le 11.01.2023


  1. Publié en 1994, The Art of the Maker de Peter Dormer est un essai qui explore les liens entre techniques, artisanat et conception en design. Face à la dépréciation de la compétence technique dans les arts plastiques, où la conception est souvent dissociée de l’exécution, Peter Dormer défend l’idée que la compétence technique permet d’établir un dialogue entre la conception artistique et le processus de fabrication. Il souhaite ainsi remettre en question la primauté accordée aux idées par rapport à l’artisanat en montrant que la connaissance des techniques de production et des savoir-faire artisanaux aide à prendre des décisions conceptuelles. 

  2. Dans son livre The Nature and Art of Workmanship, David Pye explore l’essence de l’artisanat et son impact sur le design et la fabrication. Pye propose une nouvelle perspective sur le travail manuel en soutenant qu’il est crucial pour favoriser la diversité dans notre environnement visuel. Il y définit deux approches distinctes de la fabrication appelées workmanship. Le workmanship of certainty, qui est étroitement associé à l’industrie et à l’automatisation, met l’accent sur la rapidité, la précision et la planification d’étapes d’exécution où le résultat est prédéterminé avant la fabrication et la commercialisation. Il est soumis à des normes strictes visant à assurer l’unité et la rigueur. Le workmanship of risk, quant à lui, est un processus de fabrication où le résultat est constamment en équilibre car non prédéterminé mais plutôt influencé par le jugement et la dextérité du fabricant. Même si cette deuxième approche exploratoire est plus longue et moins viable économiquement, David Pye défend qu’elle nourrit les processus de conception et de fabrication. 

  3. Dans la version du livre original, le terme wokmanship n’a pas d’équivalent exact en français. Workmanship est définit comme « la compétence avec laquelle quelque chose a été fait ou réalisé », et invoque ainsi, la fabrication artisanale ou industrielle. 

Kenneth Goldsmith est un artiste conceptuel, poète et théoricien de l’art américain né en 1961 et vivant à New York. Il a étudié à l’école de design de Rhode Island, et est principalement connu pour avoir fondé la plateforme d’archivage artistique et littéraire  UbuWeb. Il milite pour un internet libre et une culture du plagiat, en réfléchissant aux possibilités qu’offrent internet et le numérique dans l’écriture et la créativité.

Site de Kenneth Goldsmith

Pauline Maréchal est étudiante en design graphique à l’École supérieure d’art et design de Grenoble-Valence. Elle s’intéresse aux liens entre les domaines du design graphique, de la typographie, des arts contemporains, de la pop-culture et de la culture internet.

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Citer cet article« Archiving is the new folk art (Part. I) », Kenneth Goldsmith (Pauline Maréchal, trad. 2023), 27.03.2024, PNEU, https://revue-pneu.fr/archiving-is-the-new-folk-art-part-1/, Consulté le 27.04.2024

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Archiving is the new folk art (Part. I)Kenneth Goldsmith

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