Quentin Bohuon
18.12.2023

La solitude des images

Rencontre avec Quentin Bohuon, illustrateur, que son parcours a fait passer par l’ÉSAD Valence entre 2016 et 2017 avant d’être diplômé de la HEAR Strasbourg. Quentin a bifurqué du design graphique à l’image narrative, et il développe maintenant un univers visuel énigmatique et poétique. Au début de son travail d’auteur, il nous raconte ses méthodes et ses doutes, ses inspirations.

Samuel Vermeil Est-ce que tu peux nous décrire la façon dont tu travailles ?

Quentin Bohuon En ce moment, il y a vraiment l’idée de travailler sur des séries. Ça m’intéresse beaucoup la répétition d’un geste, d’un dessin, ça raconte presque une histoire. Je me rends compte qu’à Valence1 j’avais déjà commencé à travailler sur des « micro-récits ». Comment une même image répétée peut-elle raconter quelque chose dans les modifications qui lui sont apportées ? Une attention ou un manque d’attention ; quelque chose qui est modifié après coup, qu’on essaie de transformer sans vraiment y arriver ; une sorte de liberté qui amène une autre dimension à l’image.

S.V. Peux-tu préciser la distinction entre série et répétition ? Qu’est-ce que tu entend par répétition et à quel moment cela devient une série ?

Q.B. Il y a série quand il m’arrive de répéter plusieurs fois le même dessin, et que ces dessins deviennent un ensemble. Généralement je commence en noir et blanc pour essayer de trouver des volumes — par exemple dernièrement j’ai beaucoup travaillé au fusain. Puis, je change de feuille. Je redémarre, et je me penche sur la couleur. Je travaille en couches, justement comme en sérigraphie. Une première couche d’aquarelle que je viens ensuite rehausser avec une seconde couche de fusain. Il y a une sorte de travail à la manière de tests colorimétriques, comme on ferait un passage à vide sur des cadres avec de l’encre de sérigraphie. Là, je trouve peu à peu mes couleurs à l’aquarelle. Au début, mes dessins restait souvent à l’état de croquis, de lignes ou de choses plus indéterminées que je retouchais après sur ordinateur. Puis, j’ai eu envie d’aller plus loin dans le dessin pour avoir des originaux à exposer. Du point de vue de la méthode, je trouvais vraiment dommage de ne pas garder de traces de ces premières étapes. Maintenant, je m’oblige à refaire le même dessin jusqu’à ce que j’en sois satisfait.

Les poissons ne pleurent pas, 2022.
Recherches et étapes du projet.

S.V. Avant, tu travaillais avec ton ordinateur comme outil de dessin, et tu as mis ça de côté pour essayer de mettre au point quelque chose de différent qui te permette de partager les images que tu produis, les objets matériels ?

Q.B. En fait, ce moment du travail sur l’ordinateur, je l’ai hérité de la HEAR. Dans l’atelier de sérigraphie les techniciens nous poussaient à rechercher, à mixer les techniques concrètement. On était aussi incité à trouver des liens entre les ateliers, à mélanger lithographie et sérigraphie par exemple. Je collectais des formes, des textures, des matières provenant de supports différents, je les scannais en noir et blanc — en seuil — et après, je jouais avec en faisant des montages sur ordinateur. Mais j’ai fini par trouver dommage de ne pas rentrer plus directement dans une pratique manuelle, d’essayer de tout faire à la main, pour avoir au final un dessin physique, un original.

S.V. Est-ce qu’il y a quelque chose de particulier qui t’intéresse dans ces séries au fur et à mesure des dessins et des re-dessins ?

Q.B. Cette envie d’un dessin « parfait » — ou du moins qui me convienne —, matérialisée par ces dessins et re-dessins, m’amène à explorer et approfondir des techniques. Ça me permet de travailler avec de l’aquarelle, du fusain, ou dernièrement de la gouache. Enfin, si on parle uniquement du côté plastique, j’ai l’impression d’expérimenter, de fouiller et de me creuser de plus en plus la tête pour réussir à faire ce que je veux. Ça amène, là encore, une identité supplémentaire.

Rompre le feu, 2022. Aquarelle & fusain.
Recherches et étapes du projet.

Romain Laurent Ça ressemble beaucoup à une sorte d’obsession. Une obsession de maîtrise technique. J’ai l’impression que tu utilises tes propres dessins comme contexte d’expérimentation.

Q.B. Clairement ! Je fonctionne comme ça aujourd’hui, mais je ne pense pas que je pourrais continuer éternellement. Par exemple, le bocal avec les poissons, je l’ai recommencé de nombreuses fois. À la fin, j’étais éreinté de cette aventure. Oui, il y a vraiment une volonté de contrôle et de maîtrise, sûrement un peu trop, je m’en rend compte.
  Quand je vais dans des expositions, il y a souvent des originaux et parfois même des planches originales de BD. On y voit sur le côté toutes les petites traces annexes au dessin. Des fois je me dis que c’est bien qu’on ait accès à ça. Mais moi, je veux que ce soit au cordeau.

S.V. Quentin, je crois que tu t’étais beaucoup intéressé aux récits qui pouvait exister dans une seule image. D’une certaine façon, cette idée de répétition d’une même image résonne aussi avec cette thématique.

Q.B. Tout à fait. C’est une question qui m’a suivi tout au long de mon parcours, qu’il s’agisse de mes études en design graphique ou plus tard en illustration. J’ai même fait mon mémoire sur ce sujet2. Pendant une période aux Arts décoratifs, je m’en suis écarté et j’ai essayé de faire de la bande dessinée. Je me suis rendu compte progressivement que ce n’était vraiment pas mon truc. Avoir un découpage défini de gaufriers, des ellipses à penser, des personnages qui se ressemblent d’une page à l’autre, des cadrages précis de pièces en fonction des scènes, etc. ce n’est pas pour moi.
  En fait, je crois que j’ai envie de revenir à l’idée de créer des images qui, à elles seules, insufflent un récit. Par exemple, les dessinateurs comme Roland Topor3 me fascinent. Chacun de ses dessins me transporte dans un monde qui n’appartient qu’à lui.

S.V. Justement, si on quitte un peu les questions de « cuisine » et qu’on en vient plutôt au sujet, je me demandais si tu avais des sujets de prédilection ? Ou, pour le dire d’une autre façon, de quoi parlent tes images ? On a souvent l’impression qu’il y a un mystère dans tes images, quelque chose à déchiffrer, une énigme.

Q.B. Je pense que ça parle de moi. En tous cas, ça trouve son origine dans des émotions et des sentiments personnels. C’est généralement des histoires d’amour, ou des relations d’amitié, des rencontres. C’est vraiment le dénominateur commun de mes productions. Ça me questionne, ça me travaille, ça me rend triste, ça me rend heureux. Je le fais d’une manière assez pudique — il s’agit de ne pas trop en dire —, mais aussi pour que chacun puisse s’approprier l’histoire. Je crée cette énigme, je la propose à la personne qui regarde l’image, mais je pousse aussi la personne à se créer son propre chemin, sa propre interprétation.

Masque en éventail, commande pour le Crous Alsace, 2021.

Margot Vidal Comment articules-tu ces préoccupations personnelles avec la réponse à une commande ?

Q.B. Des fois on a envie d’amener nos interrogations personnelles dans le cadre d’une commande, mais ce n’est pas toujours possible. Je pense qu’il faut faire attention de ne pas tomber dans le cliché de son propre dessin ou de son propre travail. Il y a toujours un répertoire de formes et de choses dans lequel tu vas piocher, auquel tu es identifié et pour lequel les gens viennent te voir. 
  En ce moment, par exemple, mes proches ou les amis qui veulent me faire un cadeau m’offrent des poissons. Juste parce que j’en ai dessiné ces derniers temps, les gens se disent que ça doit me plaire et ils vont m’en offrir : j’ai la peluche poisson, la manique poisson, les tongs aussi…, j’ai des poissons partout.

S.V. C’est intéressant parce que, tout d’un coup, tu pourrais dessiner ce que tu aimerais avoir et puis peut-être que cela va apparaître…

Q.B. Je vais peut-être me mettre à dessiner des Ferrari !

S.V. Il y a quand même une présence assez forte de la nature, des animaux. Tu commences à développer un genre de bestiaire.

Q.B. Je crois qu’il existe déjà. Je pense que ça reflète mon enfance. J’ai beaucoup traîné dans les bois à construire des cabanes avec mon père et à nettoyer les rivières. Il y a eu par la suite une période pêche qui a duré pas mal de temps. C’était ça qui m’a dirigé vers un lycée agricole. Aujourd’hui ce sont des influences qui se retrouvent logiquement dans mon travail. Il y a aussi des préoccupations d’ordre écologique. En faisant des images, j’essaye aussi de donner de la visibilité à ces environnements pour sensibiliser les gens. J’aime penser que je peux jouer un petit rôle. 

M.V. On le voit bien dans l’image avec les sacs plastiques et les oiseaux.

Les oiseaux, extrait de Enfin l’automne, 2022.

S.V. Ça nous intéresserait de savoir plus largement ce que tu regardes, de quoi tu te nourris, quelles sont tes sources d’inspiration.

Q.B. Je suis un grand fan d’Haruki Murakami et je pense qu’il est dans mes premières influences. Dans les textes, les histoires qu’il développe, la psychologie des personnages, leur manière de penser, dans la façon dont il écrit et dont il décrit le monde qui l’entoure ; je trouve qu’il le fait à la fois de manière simple, complexe et poétique. J’admire son travail. En ce moment je suis en train de lire Le meurtre du commandeur, après avoir lu Kafka sur le rivage, Flipper, 1973, et Écoute le chant du vent. En termes de lecture, c’est mon Graal. J’aime bien les choses étranges. Récemment j’ai lu Le terrier de Franz Kafka, un des derniers livres qu’il ai écrits et qu’il n’a pas terminé d’ailleurs. En fait, j’aime les œuvres qui développent un univers à la frontière entre le réel et le fantastique, lorsque l’auteur laisse une place au doute… Et là je pense au bocal avec les deux poissons dedans. En soit, il n’y a rien d’étrange, mais le fait de le mettre là, de cette manière, j’aime à penser qu’il y a un glissement qui se joue vers une atmosphère surréaliste, fantastique. Roland Topor est une référence importante, on en a déjà parlé. Henry Darger4 dont j’ai pu voir des originaux dans une exposition au musée Würth, l’est aussi. Je regarde pas mal de films, sud-coréen notamment. J’adore le cinéma de Lee Chang-dong…
  Une influence dont j’ai oublié de vous parler, c’est celle d’Escher5. Il a une approche très scientifique, très mathématique dans sa manière de créer des systèmes, des motifs. Peut-être que ce goût m’est venu du design graphique. Je retrouve ça dans ma manière de construire une image, de la structurer, de mettre en place un procédé. On le voit bien dans ma pratique de la série, dans la reproduction d’images de façon méthodique.

R.L. Tu as commencé par parler de tes références en citant des œuvres littéraires et non des œuvres plastiques ou visuelles. J’ai l’impression que c’est évocateur de la manière dont tu travailles. Plus avec des histoires en tête, des récits, des systèmes narratifs, plutôt que des images.

Q.B. C’est vrai qu’à une période je m’étais mis à écrire. Je ne sais pas si j’écrivais super bien, mais en tout cas c’était devenu un point de départ pour beaucoup de dessins. Parfois je notais très frontalement des choses que je ressentais et, parfois, j’essayais de trouver une métaphore visuelle, une matérialité avec une image. Il y a eu ce jeu de ping-pong, de va-et-vient entre les deux. J’écrivais quelque chose, j’en faisais un petit dessin, puis je revenais à l’écriture, etc. L’idée avance petit à petit en écrivant. Je travaille moins consciemment de cette manière, mais je pense qu’il y a toujours ce réflexe. Même si ce n’est pas fait sur une feuille de papier, extériorisé, j’ai l’impression de garder ce procédé en tête.

Camille et la mer, 2022. Encre de chine, crayon de couleur, aquarelle.

S.V. Au regard de ton parcours, que penses-tu avoir trouvé aujourd’hui ? Comment vois-tu ton évolution par rapport à la période où tu te cherchais et où il y avait un certain bouillonnement ?

Q.B. Je pense que ce serait assez périlleux de dire qu’on a trouvé son truc, de continuer à travailler sans se poser de questions. Je remets en cause beaucoup de choses et je me remets beaucoup en question. Mais mon processus de travail, même s’il varie légèrement, est maintenant bien en place. J’ajuste certaines choses à la marge, j’apporte de légères modifications, comme sur les questions techniques ou d’outils dont on parlait tout à l’heure.
  De manière plus large sur mon travail, cette question de l’image-récit est récurrente. C’est une ligne directrice, un fil rouge. Ces micro-histoires — qui ne sont plus si micro que ça parce qu’on peut rester très longtemps devant une image et se poser plein de questions — sont centrales. Je pense aussi que je m’affirme plus, je m’autorise à croiser les choses. Par exemple, si demain j’ai envie de découper du bois, on va découper du bois et on va faire des outils avec. Je compartimente moins. Tout à l’heure on parlait de l’influence qu’a pu avoir le design graphique sur mon travail : ce n’est pas parce que j’ai arrêté ces études et que je ne fais plus de design graphique que ça n’a pas d’influence sur la manière dont je peux travailler aujourd’hui…

S.V. En conclusion, peux-tu nous parler de ce que tu as envie de faire à l’avenir ?

Q.B. En termes de travail, j’ai envie de me pencher sur la question de l’exposition en galerie de dessin contemporain — je n’y connais pas grand chose. Disons que j’étais plus versé dans l’idée de faire de la bande dessinée ou du roman graphique, donc je m’intéressais au monde de l’édition. Dernièrement, chercher des manières d’obtenir des dessins originaux finis a fait émerger cette question de l’exposition. Ça me parle beaucoup et c’est un peu ma préoccupation du moment. Un autre projet, parce que l’aspect éditorial de l’illustration continue de m’intéresser, ce serait de faire des petites éditions, des livres auto-édités qui pourraient promouvoir mon travail auprès de clients.
  J’ai aussi envie de me rapprocher du dessin de presse. j'ai envie de développer cet aspect-là de mon travail. D’une part parce que ça rapporte un peu mieux que la bande dessinée et puis l’idée me plaît. Encore une fois, il s’agit de condenser en une image un sujet, une histoire…

Passé, présent, futur, 2023.

Entretien réalisé par Samuel Vermeil et Romain Laurent, avec la présence de Margot Vidal, le 14.12.2022.


  1. Quentin a étudié à l’ÉSAD Valence de 2015 à 2017 avant de poursuivre son parcours à la HEAR, Strasbourg. 

  2. Quentin Bohuon, Le discours de l’ineffable — Mécanisme de l’image isolée, HEAR, 2019–2020. 

  3. Roland Topor (1938–1997), artiste, auteur, cinéaste, touche-à-tout brillant et grinçant, co-fondateur du mouvement Panique. 

  4. Henry Darger (1892–1973), artiste peintre américain associé à l’Art brut dont le travail a été révélé dans les années 1990. 

  5. Maurits Cornelis Escher (1898–1972), artiste néerlandais, célèbre pour ses représentations d’espaces impossibles. 

Pour continuer :

8vo → Back to the Nineties
Florence de Mecquenem → Rien d’ordinaire au sommaire
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8vo
23.07.2023

Back to the Nineties

Octavo1 est une revue typographique anglaise, publiée entre 1986 et 1992 par le studio 8vo (Simon Johnston, Hamish Muir et Mark Holt). 8vo va contribuer à importer le style et la typographie suisse en Angleterre. Avec l’aide du rédacteur Michael Burke, huit numéros d’ Octavo seront publiés, de manière auto-gérée et auto-financée, dont la production fut assurée en parallèle des projets de commande de 8vo. Voici deux extraits qui portent la voix caractéristique de leur radicalité et de leurs engagements.

Octavo 90.7 The New Synthesis, Studio 8vo, 1990, p. 1–2

Édito paru dans
Octavo 90.7 The New Synthesis,
Studio 8vo, 1990

Notre perception de la typographie des années 1920 et 1930 est souvent limitée par la manière dont elle est reproduite dans les livres — mauvaise échelle, couleur, forme et contexte. Nous montrons les objets de cette époque comme des objets en trois dimensions, et non pas comme des réductions de l’existant. Il faudrait les montrer dans leur contexte et se débarrasser des idées toutes faites sur un style et des contenus que les gens ne comprennent qu’à moitié et copient de la pire des manières, en s’appropriant à tort les travaux pionniers du modernisme, en considérant ce dernier comme un style accessible à tous·tes. En ignorant les procédés de production qui ont gouverné son apparition, iels ignorent aussi le climat dans lequel il a évolué.
  La technologie et les moyens de production devraient déterminer la forme et l’usage de la typographie et de l’image. Ce n’est aujourd’hui plus pertinent d’avoir des fontes à empattements alors que nous sommes dans l’âge de la publication assistée par ordinateur et ses réglages numériques. Nous devons trouver un vocabulaire d’expression qui ait du sens aujourd’hui. Des affirmations à propos de là où nous en sommes et où nous voulons aller, pas des rebuts nostalgiques vides de sens.
  Un nouveau langage de synthèse est nécessaire ; il doit exprimer l’esprit de notre époque et ne pas avoir peur de demain. Il doit défier la hiérarchie du pastiche romantique. « La nouvelle synthèse » doit exprimer la relation entre la signification et l’apparence de la typographie et de l’image, tout en repoussant les frontières de nos technologies ; utiliser la structure et la forme pour aller plus loin que le « c’est fait sur ordinateur donc ce doit être génial » que le papier peint typographique et pictural d’aujourd’hui propose. Elle doit rejeter la typographie morte dérivée de la presse typographique et toutes ses conventions qui la protègent. Et ce ne sont pas seulement les journaux, livres et magazines, c’est l’ensemble, de la VDUs (video display unit, terme anglais obsolète qui désigne un dispositif d’affichage vidéo) en passant par les titres télévisuels, jusqu’aux systèmes d’information numériques.

Bridget Wilkins, « Type and Image », Octavo 90.7 The New Synthesis, Studio 8vo, 1990, p. 8–9.

Bridget Wilkins, Type and Image
[Mot & Image] Paru dans
Octavo 90.7 The New Synthesis,
Studio 8vo, 1990

Est-ce possible aujourd’hui de faire référence à « l’image et la lettre » dans le même espace, le même souffle, la même phrase ou la même page d’une manière significative ?2 : Ces deux entités doivent par définition communiquer un message visuel, et sont seulement valides lorsqu’elles fonctionnent en tant qu’unité, en harmonie, en empathie et ensembles, liées dans leur contexte et leur emploi visuel. La conception thatchérienne3 de haute volée du « design » n’encourage ni ne soutient cette définition. Elle promeut et soutient la typographie en tant que décoration, l’image en tant que décoration, la typographie et l’image en tant que décorations, séparés et vidés de toute sensibilité à l’amélioration, sans parler de leur absence de réflexion par rapport au message. Le message devient contaminé et pollué, nul et vide, sous l’influence de l’art décoratif. En Grande-Bretagne, regardez Design Week4, les infos de la BBC5, La National Gallery6, Le Design Council7, le nouveau Design Museum6, et même les musées rénovés de Kensington8, dont les designer·euses en disent « le shopping est un loisir, au même titre que les visites de musées, et il doit être mis en lumière de la même manière. »
  La prolifération et saturation de type « grande rue », avec des caractères décoratifs et des images publicitaires n’est pas une excuse pour que le domaine de l’impression en reprenne les codes. En Grande-Bretagne nous sommes enfermé·es sur une île culturelle, nous complaisant dans la fausse sécurité des interprétations erronées de notre patrimoine visuel et industriel. La presse typographique a facilité le processus d’impression, mais a en même temps établi des conventions visuelles particulières de structure, comme les grilles et les colonnes. Ces conventions sont encore respectées dans la plupart des usages de la typographie et de l’image, que ce soit dans un catalogue de la National Gallery ou durant la Design Week. Bien que les presses typographiques fassent maintenant partie des musées, les mots et les images sont maltraités et contraints dans des formes arbitraires et préconçues. Cette camisole visuelle nostalgique se moque de la communication et de la signification du message. Elle sépare l’image et le texte. Les typographes ne lisent pas, en revanche iels décorent et illustrent des pages.
  Ainsi, dans la terminologie actuelle du design, la typographie relève de l’art illustratif ou décoratif, qu’elle soit réalisée par Brody9 ou par le ministère du commerce et de l’industrie, avec ce malentendu d’aspirer au statut désuet des arts libéraux10. Sommes-nous toujours dans les années 1950, comme l’identité visuelle de la BBC essaie de nous faire croire ? Après tout, c’est à cette époque que le département de design graphique et typographie fut créé au Royal College of Art11. En 1949, le calendrier de l’école indiquait que « les écoles des beaux-arts ne sont pas seulement d’une importance primordiale, mais qu’elles sont également la source d’inspiration du design ». Ou sommes-nous encore dans les années 1930, comme l’imagine le Design Museum avec ses légendes et ses signes, mis en scène dans un Gill  engrillagé, car « Eric Gill12 était anglais, travaillait à Londres et a surtout travaillé sur des projets industriels ». Aujourd’hui le dictionnaire définit la typographie comme « l’art de l’impression ». Dans les années 1930, elle était définie comme « écrire avec des caractères ». Art ou écriture ? Qu’est-ce qui est préférable ?
  Les caractères imprimés, en raison du développement historique entrepris par Gutenberg13, jouissent d’une respectabilité et d’une autorité que les mots écrits manuellement ne possèdent pas. Le Design Center à Londres établit que « le design est l’ingrédient supplémentaire vital qui aide les entreprises prospères à atteindre leurs objectifs spécifiques en matière d’impression ». Quelle arnaque ! L’objectif principal du design ne serait pas la communication ; ni même les mots, la typographie ou l’image — mais le design, comme pour les jeans de designer ou les pizzas de designer.
  Évidemment le type et l’image ne peuvent qu’être abordés dans un certain contexte, prenant place après l’avènement de la typographie. Le terme « type » implique un procédé particulier. Mais les premières pages composées avec des caractères typographiques visaient à imiter les pages manuscrites. Cependant, la page manuscrite était conçue comme un tout. L’image, comme les lettres, faisait partie intégrante de la page.
  La lecture rapide a été rendue possible par des abréviations standardisées, communiquées visuellement via le mot et l’image, les caractères indiquant une abréviation apparaissant souvent au-dessus de la ligne de base. Avec les capitales enluminées, l’image faisait partie intégrante des lettres et des mots. À l’époque médiévale l’alphabétisation visuelle était forte ; les mots et les images n’avaient aucun sens sur la page l’un sans l’autre. L’usage courant était indiqué par la relation visuelle des mots avec l’image — les Bibles exposées dans les églises étaient visuellement différentes des livres à lire seul·e. Leur usage était communiqué visuellement.
  Depuis Gutenberg, l’alphabétisation visuelle et la relation texte-image dans la page ont diminué. Aujourd’hui, l’alphabétisation visuelle est à son plus bas niveau. Le texte/la lecture à pris le dessus sur le visuel et maintenant l’obsession et la séduction des possibilités techniques dominent le processus d’impression. La relation entre contenu, signification, contexte, texte et image a été progressivement réduite. L’impression typographique a facilité beaucoup de choses, mais a aussi établi des conventions et traditions qui n’étaient pertinentes que dans le cadre de ce processus d’impression. Le processus et la technique ont asservi et brouillé les formes visuelles et nous nous complaisons dans une révolution technologique.
  Les mots, les phrases et les images qui ont une signification particulière sont indifféremment forcés/contraint dans des mises en page centrées et prédéterminée. Pourquoi une mise en page centrée ? Elle trouve son origine dans le format du livre. Quelle est sa pertinence aujourd’hui ? Elle est facile, c’est une convention, une tradition à laquelle on adhère comme à une formule sûre, dont on oublie la logique et les raisons ; une camisole de force enracinée dans le processus de la typographie, qui ne connait aucune remise en question.
  John Gloag14 écrivait en 1946 « La mise en page statique, symétrique, joliment équilibrée est extrêmement gratifiante pour sa·on créateur·ice. En fait, iel est tout aussi peu inventif·ve qu’un·e architecte de l’époque victorienne ou édouardienne15 qui aurait plaqué un style architectural basé sur les ordres classiques sur la façade de son bâtiment ». J’y ajouterais le journal The Independent16 : un classicisme de façade, avec une touche décorative.
  Ce qui est « lisible » est facile à lire. Si c’est facile à lire, cela n’exploite pas le potentiel visuel du message. Les gens préfèrent le confort de la lisibilité. L’approche passive et confortable de la lecture ainsi qu’une conception négative des interrelations visuelles entre le texte et l’image ont été fermement instituées par Stanley Morison17 dans les années 1930 avec la perpétuation d’une culture arriérée de la lecture de gauche à droite.
  Cette conception est renforcée à l’époque par de nombreuses personnes comme Bartram18 : « la lisibilité est, bien entendu, la condition sine qua non d’un bon caractère. Cela va de soi. C’est une considération aussi élémentaire et vitale que le fait que les roues d’une voiture doivent être rondes, ou qu’une maison doit avoir une porte ». Malheureusement, ces idées ont encore cours aujourd’hui, de sorte que la lecture rapide est considérée comme une compétence souhaitable et l’on ignore le potentiel de la communication visuelle du texte et de l’image.
  Les recherches ont montré que nous sommes tellement visuellement illesttré·es que la première chose que les gens recherchent sur une page est la légende, en tant qu’indice de lecture visuelle du mot et de l’image. Un indice et un guide pour le message. L’imprimé signifie le confort. On leur a lavé le cerveau pour qu’il s’éteigne. La plupart des gens qui achètent Octavo ne le lisent pas. Il ne faut pas faire d’effort. Iels sont préconditionné·es pour réagir au texte en tant qu’image, plutôt qu’à la typographie et à l’image. Voilà pour l’alphabétisation visuelle ! Dans la plupart des cas, il s’agit certainement de caractères comme image plutôt que de caractères et d’images.
  La typographie en tant qu’image seule n’a de sens que si elle a une relation avec l’information qu’elle communique, sinon elle ne peut être que décorative. Les formations ont encouragé le développement d’une typographie décorative, conçue comme une image. Nous avons toute la gamme des mélanges. Les cahiers de coloriage pour enfants, dans lesquels iels remplissent des formes préconçues avec des motifs colorés, du texte et des images, ou la soupe visuelle, la fast food déshydratée puis pulvérisée sur la page. Même les enfants scolarisés aujourd’hui en Grande-Bretagne ne sont pas visuellement sensibilisés aux lettres, comme c’est le cas dans les pays orientaux ou du temps d’Alfred Fairbank19. Notre environnement passif requiert des résultats instantanés. Des jardins instantanés, avec des plantes adultes en pot, issues du magasin de jardinage; de la nourriture de fast food raffinée instantanée ; la fadeur instantanée du texte et de l’image. Letraset20, dans le passé et désormais le Mac ont permis l’impression instantanée, mais à quel prix ?
  Le prix à payer est celui de la cécité visuelle et de l’insensibilité. La typographie et l’image ne peuvent qu’être qualifiées d’éclaboussures sur la page pour s’intégrer dans son motif, ou créer un motif. Les grilles, les mises en page centrées et les formules toutes faites sont des camisoles de force. La lisibilité apporte un confort de lecture au lieu de permettre une interprétation visuelle de l’information, nouvelle à chaque fois, qui en renforce le sens. Lire devrait être attirant et accueillant, un stimulant pour les sens, visuellement et intellectuellement.
  Rien qu’à Londres, il y a plus de 900 praticien·nes du design graphique. Iels se complaisent dans le design et engourdissent l’alphabétisation visuelle. Les hiérarchies visuelles de Thatcher l’imposent. Alors pourquoi la rédaction d’Octavo  a-t-elle choisi la typographie et l’image comme thème de ce numéro ? La réponse dépend de la quantité de texte que vous avez lu.

Note sur l’objet

Louna Bourdon

Les moyens d’impression déployés pour la plupart des numéros furent colossaux : offset 6 couches, tons directs, gaufrage, vernis sélectifs dans les pages intérieures, impression sur papier couché Job Parilux, chez le meilleur imprimeur de Londres, ce qui eut pour effet de créer des surcoûts de production pouvant parfois aller jusqu’à 15 000 livres par numéro (!) Malgré tout ce luxe, Octavo  gardera la même forme éditoriale durant toute son existence : 16 pages, format A4, reliure en piqûre à cheval et jaquette en papier calque. Le texte traduit ici fut publiée dans le numéro 7 The New Synthesis. Cet article de Bridget Wilkins est devenu le symbole d’Octavo, la première image mentale que l’on s’en fait. Cela est dû à la qualité de l’article et à son aspect novateur pour son époque, mais aussi à sa mise en page. Présenté sur une double page, l’article est morcelé en courts paragraphes, qui courent sur toute la surface d’une grille jaune savamment mise en place par 8vo. Des chiffres, de prime abord aléatoires, précèdent chaque début de paragraphe. Après réflexion et observation, on réalise qu’ils correspondent à des coordonnées spatiales dans la grille jaune. Ce système, certes très recherché et visuel, est une énigme difficile à résoudre, aussi 8vo a choisi de retranscrire l’article intégral à la fin du magazine. Imprimé en très petit corps, en linéale magenta sur fond jaune, à côté du colophon et des crédits photographiques, le texte est relégué au stade de sous-texte, phénomène qui va de pair avec les opinions radicales de 8vo sur la relation texte-image, et la thèse de l’article. Dans cet article, Bridget Wilkins s’interroge sur les conventions et usages graphiques et typographiques traditionnels de son temps, qui sont parasités par les mauvaises habitudes des designer·euses graphiques au début des années 1990. Ce numéro d’Octavo  aura de nombreux détracteurs, certains reprocheront l’effet « nappe de pique-nique » que les grilles jaunes créent, et sa mise en page qui malmène la lisibilité. C’est aussi l’avant-dernier numéro d’Octavo, l’un des plus radicaux en terme de mise en page. Avec ce numéro, 8vo donne à la majorité de son lectorat ce qu’ils attendaient : un livre-objet de collection, et un espace de débat typographique et graphique.

Octavo 90.7 The New Synthesis, Studio 8vo, 1990, p. 14–15

Pour aller plus loin, voir l’article « La communication dans sa forme la plus intense », Mark Holt et Hamish Muir, Azimuts, nº 36, Une anthologie. A reader, 2011, Ésadse/Cité du Design, p. 179–208.

Traduction et note sur l’objet de Louna Bourdon en mai 2023.


  1. Le nom de la revue est une référence directe à la dénomination historique latine in-octavo donnée aux ouvrages façonnés par cahiers de 16 pages. C’est aussi une description stricte de l’objet produit : chaque numéro d’Octavo est un cahier de 16 pages. « Le ‹ in- › (du latin signifiant ‹ en ›) dans les noms des formats de livre et des types d’imposition annonce le nombre de pages que contient au recto (ou au verso) la feuille de papier utilisée pour son impression. In-4o, par exemple, veut dire que la feuille d’impression contient 4 pages du livre au recto, et 4 pages au verso, soit 8 pages en tout. » (E. Dussert & C. Laucou, Du corps à l’ouvrage, 2019). 

  2. Allusion au fameux « To mention both typographic, and, in the same breath/sentence, grids, is strictly tautologous » d’Anthony Froshaug, « Typography is a grid », The Designer, 1967. 

  3. En référence au gouvernement conservateur et libéral de Margaret Thatcher (1925–2013), première ministre de la Grande-Bretagne de 1979 à 1990.  

  4. Magazine de design hebdomadaire britannique, publié depuis 1986. Design Week  est devenu exclusivement numérique à partir de 2011.  

  5. La BBC (British Broadcasting Corporation) est le radiodiffuseur public britannique. Existant depuis 1922, c’est le plus ancien radiodiffuseur national du monde.  

  6. Musée londonien existant depuis 1824. 

  7. Créé en 1944, le Design Council  (anciennement l’Industrial Design Council ) est le conseiller national stratégique en design du Royaume-Uni.  

  8. Le Design Museum se situe à Londres, dans le quartier de Kensington depuis 2016. Il a été fondé en 1989 (d’où son appellation nouveau musée du design dans le texte). 

  9. Kensington est le quartier culturel de Londres, puisqu’on y trouve de nombreux musées d’importance. On peut citer le Victoria and Albert Museum, le Design Museum énoncé précédemment, le Natural History Museum et le Science Museum.  

  10. Neville Brody (né en 1957) est un designer londonien ayant joué un rôle important dans le développement du post-modernisme en outre-Manche. Il dirige le studio international de design graphique Brody Associates (anciennement Research) et est l’un des fondateurs de la fonderie typographique FontWorks.  

  11. Les « Arts libéraux » désignent les disciplines intellectuelles fondamentales dont la connaissance depuis l’Antiquité hellénistique et romaine était réputée indispensable à l’acquisition de la haute culture. Source : E. Universalis

  12. Le Royal College of Art de Londres est l’une des écoles publiques d’art et de design les plus importantes du Royaume-Uni, elle a été fondée en 1837. Y sont enseignés l’art, le design, la mode et l’architecture.  

  13. Eric Gill (1882–1940) est un artiste, sculpteur et typographe anglais. Il est notamment l’auteur du Gill Sans, du Perpetua  et du Joanna. Son livre Un essai sur la typographie  reste encore aujourd’hui une référence. 

  14. John Gloag (1896–1981) est un écrivain anglais. Bien qu’il ait essentiellement écrit des romans de fiction, il a aussi publié de nombreux livres sur le design et le mobilier, dont la plupart reste encore aujourd’hui des références, tels que A Short Dictionary of Furniture  (1969) ou son pamphlet Artifex, or the Future of Craftsmanship  (1926).  

  15. L’époque victorienne correspond au règne de la Reine Victoria, de 1837 à 1901. Elle se caractérise par la révolution industrielle, un essor économique et une prospérité importante du Royaume-Uni. L’époque édouardienne la suit, elle correspond au règne d’Édouard VII, de 1901 à 1910 (certain·es l’étendent jusqu’à 1914 ou 1918, pour y inclure le naufrage du Titanic et la Première Guerre Mondiale). Elle se caractérise par un goût prononcé pour l’art et la mode, le développement de l’électricité, le début de certaines luttes sociales telles que le féminisme, ainsi qu’un style architectural original.  

  16. Quotidien généraliste anglais fondé en 1986. Son encartement politique est centre-gauche, et sa version en ligne a été lancée en 2016.  

  17. Stanley Morison (1889–1967) est un typographe et historien anglais, auteur du Times New Roman.  

  18. Alan Bartram (1932–2013) est un designer graphique et historien du design anglais. C’est une figure importante du développement du design de livre et de la typographie en Angleterre.  

  19. Alfred Fairbank (1895–1982) est un typographe, calligraphe et écrivain anglais. Il a créé la première fonte italique de Monotype, l’italique du Bembo. Il a co-fondé la société des scribes et enlumineurs, et a créé la société pour l’écriture italique.  

  20. Letraset est une ancienne société britannique fondée en 1959, connue pour ses caractères transfert. Elle devint progressivement une fonderie typographique. Ils sont les distributeurs des polices Compacta  (Fred Lambert, 1963), Countdown  (Colin Brignall, 1965), Revue  (Colin Brignall, 1968–1969) et Data 70  (Bob Newman, 1970). 

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Florence de Mecquenem
04.03.2024

Rien d’ordinaire au sommaire

Au détour d’un stage au Bel Ordinaire à Billère, Adèle Chaplain s’est glissée dans le bureau de la directrice, Florence de Mecquenem, pour échanger quelques mots sur les enjeux d’une structure comme celle-ci. Sera en effet abordée la singularité du lieu : un espace de production, d’échanges et d’exposition de praticien·nes du design graphique et de l’art contemporain. Menant sa barque avec sympathie et intelligence depuis presque 20 ans, Florence aime insister sur la faculté du BO à créer des liens, et sur l’importance de la porosité entre ces pratiques, malgré la nécessité de mettre en avant le design graphique comme discipline à part entière.

Adèle Chaplain Peux-tu me parler de la création du Bel Ordinaire et de son histoire ?

Florence de Mecquenem En 2005, j’ai été engagée par la Communauté d’Agglomération de Pau pour accompagner la reconversion des anciens abattoirs en pôle culturel intercommunal. L’objectif était de soutenir la création contemporaine dans les champs du spectacle vivant et des arts visuels. L’idée était de créer un lieu laboratoire qui ne soit pas forcément un lieu de diffusion de formes finies ou abouties, mais plutôt d’étapes de travail. Il s’avère qu’à l’époque, l’agglomération n’a pas les moyens d’assumer le fonctionnement d’un établissement aussi ambitieux. Alors, avec Frédéric Fournes, le directeur de la culture à l’époque, nous faisons une proposition alternative : recentrer le projet sur les arts visuels, car cela manquait sur le territoire. En 2008, cette seconde proposition est validée. On me confie de réécrire le programme architectural pour le lieu. Après un petit moment de solitude face aux enjeux de ce travail, je m’y mets, bien consciente que tout ce qui ne fonctionnera pas sera de ma responsabilité. Les choses se déroulent alors relativement normalement, malgré quelques années de retard dans la mise en œuvre des travaux de réhabilitation, les financements arrivent et les discussions aboutissent. La livraison des bâtiments se déroule fin 2013, on ouvre le lieu sous la forme qu’il a aujourd’hui en février 2014. Le BO est donc encore relativement jeune. Voilà pour l’histoire en version accélérée du Bel Ordinaire.

Vue de l’accueil du Bel Ordinaire
(photo : D. Guilhammassé).

A.C. D’où viens-tu et en quoi consiste la direction et l’animation d’un tel lieu ? Quels sont tes principaux partis pris, tes grandes envies ?

F.M. J’ai une licence de lettres modernes. Je me suis toujours intéressée aux objets culturels ; j’ai été élevée dans des contextes où on regardait des images, on lisait des livres, on écoutait de la musique… Cela faisait partie du quotidien comme manger ou dormir, c’était assez naturel. J’ai voulu être enseignante, puis je me suis investie auprès d’une compagnie de théâtre pour les accompagner sur un volet de communication et d'administration. Après avoir mené un projet de bibliothèque de books d’artistes avec un ami à Roubaix, je repars vers le sud. Je suis embauchée à L’Usine, à Toulouse, un lieu de fabrique pour les arts de la rue. J’y travaille pendant quatre ans, et j’y rencontre Gabi Farage, le directeur du Bruit du Frigo (Bx) qui accompagnait à l’époque l’écriture du projet collectif pour la reconversion des anciens abattoirs à Billère. Il me présente Frédéric Fournes, dont j'ai déjà parlé. Celui-ci me demande de lui monter un périple pour amener le chef des grands projets de l’époque dans le nord pour qu’il voit des friches industrielles transformées en lieux dédiés à l’art et à la culture. De fil en aiguille, on me propose le poste ici, qui était à l’époque un poste de chargée de développement. L’idée était que je vienne trois ans pour accompagner le projet de réhabilitation, écrire les modes d’emploi du lieu et de ses modes participatifs de gouvernance et mettre en fonctionnement le premier projet dont je t’ai parlé. Au final, ça a pris un peu plus de temps : neuf ans pour passer d’une ébauche de projet à un projet effectif en fonctionnement. Aujourd’hui ce que j’aime c’est qu’on ne fait jamais la même chose, même si on utilise les mêmes outils, les mêmes dossiers de subvention, les mêmes budgets… Mais jamais de la même façon, et toujours avec des personnes différentes. En bref, pour s’ennuyer, il faut le faire exprès.

A.C. Tu ne viens pas des Beaux-Arts, d’études d’histoire de l’art ou encore de master en gestion culturelle. Cela t’a-t-il posé des difficultés de placement et cela t’encourage-t-il aujourd’hui à cultiver la dimension transversale dans la gestion du lieu ?

F.M. Cela a été variable en réalité. Quand j’ai réalisé que j’allais également devoir faire la programmation, au départ je me suis dit « non, moi je n’ai pas du tout le profil ». Dans l’idée, cela me plaisait bien, mais le secteur de l’art contemporain n’est pas un secteur toujours bienveillant et accueillant. Tout est très normé. Alors, j’ai pu me sentir un peu comme le torchon entre les serviettes. Mais j’ai fait avec, je me suis formée, en travaillant avec des commissaires d’exposition et en invitant des artistes dont j’appréciais le travail et qui étaient reconnus. Progressivement, je me suis passée de commissaires et aujourd’hui je ne travaille avec eux que pour les expositions collectives. Quant à la légitimité, je l’ai trouvée en me rendant compte que j’étais capable de faire des choix, y compris esthétiques, de programmation, en me basant sur des questions aussi simples que : s’adresse-t-on réellement à tout le monde ? Ce travail là est-il vraiment inscrit dans notre société actuelle ? Est-ce que ce n’est pas juste une question formelle qui s’essouffle au bout d’un moment ? Aujourd’hui, je n’ai plus aucun problème de légitimité.

A.C. Comment s’est construite l’identité du Bel Ordinaire, qui repose sur la transversalité entre art contemporain et design graphique ?

F.M. En 2008, lorsque l’on propose aux élus de dédier le projet aux arts visuels (pour ne pas dire art contemporain), on veut monter un lieu qui s’adresse à des personnes dans une démarche professionnelle, même si nous savons que beaucoup de ces professionnels qui relèvent du design graphique et de l’art contemporain ne vivent pas confortablement de leur travail. Aujourd’hui, je suis heureuse de voir que la frontière entre art contemporain et design graphique est beaucoup moins visible qu’il y a une dizaine d’années. J’ai souvenir, lors de l’accompagnement de Jocelyn Cottencin — graphiste dont la pratique était déjà très transversale — pour un projet avec des étudiants des deux sections (art et design graphique), avoir eu des réactions très fortes comme : « Si les graphistes se prennent pour des artistes… ». Et bien, pourquoi pas ? Pour moi, c’est un étiquetage et on se rend compte qu’il y a de plus en plus de graphistes qui se font des auto-commandes et développent des projets personnels. Certes, ils utilisent des outils qui peuvent être classés en arts appliqués mais cette frontière n’est-elle pas inutile en réalité ? Je discute de la même façon avec tous et toutes, quel que soit le médium utilisé. Sophie Cure, par exemple, a investi un espace assez grand pour sa première exposition Les champs sémantiques présentée en décembre 2020. Elle a utilisé tous les outils à sa disposition, s’est lancée dans des pièces en volume, de la construction et a rejoint les mêmes logiques que le travail développé par des personnes que l’on range dans le tiroir des arts plastiques.

Vue de l’exposition Les champs sémantiques, Sophie Cure, Le Bel Ordinaire, 2021 (photo : F. Deladerrière).

A.C. J’ai le sentiment que le lieu et les personnes qui le gèrent — les techniciens, l’équipe, vous — encouragent profondément cette porosité, ce mélange des genres et des pratiques. Mais si les designers sont invités à sortir de la surface, de la page, et aller vers du volume par exemple, à l’inverse, les plasticiens sont-ils tentés de développer des pratiques ou des thèmes de design, comme de l’édition ? Ou la curiosité s’opère-t-elle essentiellement vers plus d’art contemporain ?

F.M. Non, en réalité cela va vraiment dans les deux sens. Il y a quelques semaines, Séverine Hubard était présente en repérage pour une exposition qu’elle présentera en 2025 dans la petite galerie. Avant d’arriver, elle a vraiment pris le temps de regarder les expositions que l’on avait déjà présentées, les personnes qui viennent en résidence. Elle m’a confié qu’elle avait toujours eu envie de produire des pièces dont on pourrait dire que ce sont des pièces de design. On a alors pensé à des traductions en plus petits formats, fonctionnels, d’œuvres qu’elle a pu faire, qu’elle a déjà produites ; de grands volumes vont devenir des tables, tabourets et objets potentiellement usuels. Cela fonctionne donc réellement dans les deux sens, et la porosité est également facilitée par le lieu qui nous permet d’accueillir en même temps des personnes qui arrivent d’horizons différents. Nous avons cinq chambres et quatre ateliers, cela signifie que lorsque nous accueillons cinq personnes qui arrivent d’endroits différents, il faut faire de la colocation d’atelier. La cuisine est également partagée… Tout est fait pour qu’il y ait beaucoup d’échanges. La plupart du temps, les gens qui viennent sont dans un temps de recherche — chacun vient avec son intention — dans la mesure où il n’y a pas d’obligation de résultat. Tu viens, tu cherches, tu trouves, tu ne trouves pas, tu trouves à côté… Pour moi, c’est très important que les gens puissent venir sans avoir une échéance fixe ; s’ils veulent investir la galerie éphémère parce qu’elle est disponible, ou faire un temps de présentation dans l’atelier, c’est à l’appréciation de chacun. Cela ne doit jamais mettre en fragilité l’étape de recherche et de travail. Les moments comme ceux-là, où la gestion du temps de l’expérimentation est laissée à l’appréciation de chacun, me semblent indispensables et précieux. À ces temps de recherche se superposent avec des temps de production, comme celui sur lequel tu as accompagné Aurélien. Là, il y a une vraie obligation de résultat, tu viens pour faire 30 000 bâtonnets, tu fais 30 000 bâtonnets ! On s’adapte à la temporalité de chacun, on passe notre temps à mettre les gens en connexion les uns avec les autres, et neuf fois sur dix cela donne quelque chose. Actuellement, Sophie Cure travaille avec Clémentine Fort… De nombreux ponts se créent, des invitations, et également des collaborations qui se passent ailleurs. Mais il y a de plus en plus de connexions entre les personnes qui viennent travailler ici. Ce phénomène me touche parce qu’il renvoie à la cohérence de nos envies et de nos attirances. D’un côté, pour la programmation des expositions, je fonctionne à l’invitation, j’invite des artistes ou des commissaires avec qui j’ai envie de travailler. De l’autre, pour les résidences, le jury est constitué de deux personnes que j’invite chaque année à faire la sélection avec moi. Ils sont donc toujours très différents. Toute l’équipe prend également le temps de regarder les dossiers, chacun donne son avis ; nous avons une position d’équipe, une famille — si ce n’est esthétique, en tout cas autour des problématiques. Mais très simplement, nous aimons les travaux qui s’adressent aux gens, échanger, partager. Je crois qu’il y a vraiment un attachement au faire ensemble.

Montage de l’exposition Les champs sémantiques, Sophie Cure, Le Bel Ordinaire, 2021.

A.C. Malgré la porosité entre design graphique et art contemporain que vous prônez, il me semble que vous attachez toujours de l’importance à choisir la dénomination de chaque résidence ou exposition — mise en avant sur les affiches et le site internet. N’est-ce pas parfois compliqué de trancher ? Par exemple, je crois qu’Aurélien1 se demande quelle dénomination vous choisirez pour son exposition, car lui-même ne sait pas comment définir sa pratique.

F.M. Si, c’est compliqué, mais cela me semble être des résurgences. Quand je regarde l’exposition Couler, souffler, presser, pousser, nous mentionnons « design graphique » parce que le commissariat est signé par des designers graphiques, alors qu’il y a de nombreuses pièces d’art dans la sélection. Cela fait des distinctions mais je n’ai pas de meilleure solution. Aujourd’hui, on garde « design graphique » parce que c’est un domaine qui a encore besoin de s’affirmer et qu’on doit se positionner vis-à-vis de pratiques qui pourraient être plus récurrentes ou systématiques. Dans la définition que j’ai de l’art contemporain, il ne suffit pas d’être vivant et de produire, mais plutôt d’affirmer une démarche où le médium est secondaire… Donc nous avons besoin de cette entrée. Si on ne garde pas « design graphique », j’ai peur que dans l’esprit des gens ce volet-là ne soit plus présent. C’est une très bonne question à laquelle je n’ai pas vraiment de réponse.

Vernissage de l’exposition Bâtons et élastiques, Aurélien Débat, Le Bel Ordinaire, 2023.

A.C. Je vois ça comme l’occasion de lui donner une légitimité. Écrire « ceci est une exposition de design graphique » est assez rare et les lieux en France dédiés à cette pratique le sont également.

F.M. Oui, dans l’ensemble des lieux qui travaillent pour l’art contemporain, même en comptant les lieux de résidence, nous sommes vraiment peu nombreux à accueillir des graphistes.

Montage de l’exposition Noir Néon, Super Terrain, 2022.

A.C. On remarque aussi que la plupart des gens situent ce que signifie art contemporain, même s’ils n’y sont pas sensibles, mais peu savent en quoi consiste le design graphique. Existe-t-il des défis particuliers à cette ouverture ? Est-ce un engagement d’inscrire le design graphique dans une légitimité culturelle ?

F.M. Pour moi, c’était une évidence. Pour deux raisons : d’abord, l’école d’art de Pau accompagne les étudiants en design graphique jusqu’au master, donc c’est intéressant de les soutenir à leur sortie d’études. Aussi, c’est une orientation très personnelle mais cela m’a toujours fascinée, les personnes qui savent faire une bonne affiche, un bon programme, un objet quel qu’il soit, imprimé, usuel, bien fait, beau… Cela nous rend le quotidien tellement plus chouette, plus intelligent. Par exemple, un jeu de mémory pour les enfants, il y en a, selon moi, qui sont moches et d’autres beaux. Celui qui va être bien designé, élégant, avec des belles couleurs, des formes simples, des belles matières, une bonne prise en mains, ne sera pas pareil que celui avec des dessins dégoûtants, en plastique. Le design graphique est partout. Cela me semble tellement important, car c’est ce qui vient façonner nos regards… Dans notre environnement, nous sommes abreuvés d’images, de formes, et c’est rare d’avoir un espace neutre, ou relativement neutre. Alors, si en plus toutes ces formes sont moches, on devient complètement fous.

A.C. Oui, il est invisible pour la plupart des gens mais c’est, selon certains, sa mission. À mon sens, c’est intéressant de créer un lieu qui déclare « et bien non, le design graphique aussi peut se voir en galerie, car c’est un domaine à part entière. »

F.M. Cela permet en effet de proposer aux gens de lire les images. Le Bel Ordinaire est un établissement public, mais ce n’est pas une école, ce n’est pas obligatoire de venir. Notre objectif n’est pas de convaincre les gens que ce qu’on leur propose de regarder est beau et qu’il faut nécessairement aimer. Mais c’est d’aborder des images, des formes qui ne sont pas forcément arrêtées, et d’en discuter. Par cet échange, par cette discussion, on apprend à lire une image, à regarder, à se positionner, à ressentir. Loin de moi l’idée de former le goût des personnes, mais plutôt de proposer des formes très variées, grâce à la multitude de gens qui travaillent avec nous et proposent de superbes productions. C’est cela aussi que je trouve réellement intéressant dans ce travail : nous avons la chance exceptionnelle de passer notre temps à nous poser la question de savoir comment partager des images, qu’elles soient plates ou en volume. C’est un vrai luxe.

Soirée d’ouverture de la saison 2023–2024, Le Bel Ordinaire, 2023.

Entretien réalisé par Adèle Chaplain le 02.12.2022.


  1. Un entretien mené en 2022 avec l’artiste Aurélien Débat à propos de la définition de sa pratique est disponible ici

Né à Brest en 1993, Quentin Bohuon s’initie d’abord au design graphique à l’ÉSAD Valence avant d’intégrer la section illustration des Arts Décoratifs de Strasbourg où il obtient son diplôme en 2020. Aujourd’hui illustrateur à son compte, il fait du dessin de presse et autoédite ses projets de roman graphique.

Instagram de Quentin Bohuon

Romain Laurent est diplômé de l’ÉSAD Valence en 2022. Il travaille aujourd’hui à Paris comme designer graphique, auteur et éditeur. Son intérêt réside principalement dans la publication et le design éditorial. Utilisant le livre comme sujet et objet de ses productions, il tend à questionner la standardisation, la réappropriation et le détournement des processus d’impression.

Site de Romain Laurent

Samuel Vermeil est enseignant en design graphique à l’ÉSAD Valence. Il s’intéresse aux questions éditoriales, à la typographie, aux images de toutes natures, à l’histoire des livres, à la lecture comme mode de production, à l’écriture comme mode d’exploration et de rencontres.

Nous tenons à remercier chaleureusement Margot Vidal pour nous avoir accompagné lors de cet entretien.


Citer cet article« La solitude des images », Quentin Bohuon par Samuel Vermeil & Romain Laurent, 18.12.2023, PNEU, https://revue-pneu.fr/la-solitude-des-images/, Consulté le 27.04.2024

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La solitude des imagesQuentin Bohuon

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