Nelly Monnier
& Eric Tabuchi
12.03.2022

Les messagers
de l’ARN

Les deux artistes Nelly Monnier et Eric Tabuchi ont conçu l’Atlas des Régions Naturelles (ARN), une documentation photographique de l’architecture vernaculaire française, qu’ils alimentent depuis 2017 au fur et à mesure de leur exploration de ces régions. Cette documentation se déploie principalement sur le site archive-arn.fr mais aussi dans des publications, expositions, peintures et autres supports qu’investissent les artistes. Voulant en apprendre plus sur leur projet et leurs motivations, je suis allé les interviewer. Alors que nous étions confinés pour la seconde fois (novembre 2020), nous avons pu échanger par visioconférence sur les thématiques de l’architecture et du graphisme vernaculaire, des matériaux, ainsi que sur la notion du local, qui a trouvé une résonance particulière avec l’actualité.

Alexandre d’Hubert Qu’est-ce qu’une région naturelle ?

Nelly Monnier J’ai grandi entre Lyon et Genève, à la frontière entre quatre régions naturelles et c’est vrai que c’était des régions très importantes dont tout le monde parlait. On venait du département de l’Ain mais on était surtout du Bugey, du Revermont ou de la Bresse, qui ont des paysages très différents avec une architecture qui découle véritablement des ressources de ces régions. On se rend bien compte que l’architecture rurale ancienne, c’est une extrusion du sol. Dans la Bresse, qui est une plaine argileuse, on a construit en colombage et en briques crues, mais dès qu’on arrive sur les falaises calcaires on trouve les lauzes.
  On s’est rendu compte que les régions naturelles existaient sur le territoire entier, elles existaient même avant la Révolution française. Elles sont liées à des caractéristiques géologiques naturelles. On a édité une carte lithologique, je ne sais pas si tu l’as vu ? Ça met en rapport les frontières des régions naturelles et la roche affleurante.

Eric Tabuchi Cette carte décrit bien comment l’identité qu’on peut repérer en surface — l’identité visuelle on va dire, qui peut être architecturale ou qui s’exprime dans les signes — dépend des ressources présentes sur le terrain…

N.M. … l’agriculture en dépend, et ensuite l’industrie en dépend aussi.

E.T. Tout cela génère un ensemble de signes qui ne sont pas toujours très repérables, parce qu’évidemment l’industrialisation et la normalisation de l’architecture s’est construite par-dessus. Dans certaines régions, on peut dire que c’est devenu assez pénible de repérer le lieu, l’archétype.
  Si je parlais des signes, c’est aussi qu’indépendamment des régions naturelles, il y a des phénomènes particuliers. Par exemple, sur les grandes nationales empruntées par les touristes, ce sont toutes les publicités peintes — une autre source de graphisme vernaculaire — qui dessinent une géographie bien précise, celle des nationales qui desservaient les axes touristiques.
  Les régions sont des mille-feuilles et ces différentes données vont créer une identité visuelle. Si on est dans une région du Rhône, au bord de la Nationale 6 ou 7, on va avoir non seulement l’architecture locale mais aussi la publicité peinte qui est appliquée dessus. On a un condensé à la fois du graphique et de l’architecture, avec des signes qui renvoient à l’histoire.

Nelly Monnier et Eric Tabuchi, Carte lithologique de l’Atlas des Régions Naturelles.

A.D. Vous disiez qu’aujourd’hui ce n’est pas tout le temps facile de différencier les régions naturelles. À quoi repère-t-on que nous sommes dans une région ou une autre ?

E.T. Il faut avoir l’œil, être assez exercé, parce qu’il faut trouver le bâtiment qui a au moins un siècle et qui n’a pas été restauré. À partir de là on peut déduire quels sont les matériaux, formes et utilités propres à la construction dans cette région. Avec un peu d’entraînement, à partir du bâti agricole ancien on arrive à déduire une sorte de localisation. Parce que ça s’arrête au bout de 30 km ou 40 km, on sent que la nature du sol où les usages se modifient.

N.M. Mais dans les régions très actives ou très touristiques c’est beaucoup plus compliqué car ça a été beaucoup construit au XXe siècle. Dès lors qu’on s’approche de la Méditerranée, ça devient complexe de décerner le bâti ancien de celui qui a été refait ou de celui qui est une imitation.

E.T. Les régions sont souvent des bassins, ou des massifs. On peut les repérer par les cultures : est-ce que c’est du vignoble, du verger, etc.

N.M. … et il y a toujours un bourg important qui donne son nom à la région naturelle.

E.T. Souvent le centre-ville est plutôt ancien, mais on photographie peu les centres, même ceux des villages, parce qu’on photographie des archétypes [type primitif ou idéal] et il y a trop de signes qui brouillent les choses qu’on essaye de montrer. Mais effectivement dans les petits villages il y a beaucoup de signes qui sont, là, très facile à décoder. Simplement on les photographie peu.

A.D. C’est vrai que lorsqu’on regarde vos photographies on trouve plutôt des choses à l’écart, mises de côté.

E.T. Exactement. Évidemment, c’est très long de trouver une maison ou une ferme qui est suffisamment isolée pour qu’on puisse la lire comme un objet entier, et ça c’est une contrainte qu’on s’impose. On essaye de décrire plus des objets que des environnements complexes.

A.D. Sur le site du projet on peut rechercher par différents termes, formes, époques… est-ce que ce ne serait pas pour montrer cette complexité ?

E.T. Ce qui est compliqué, c’est la variété des situations: dans le nord de la France, avec la guerre de 14-18, tout a été détruit et reconstruit dans les années 1930. Dans l’Ouest, c’est la Seconde Guerre qui a fait beaucoup de destructions. Certains bâtiments ont été reconstruits et il y a plein d’interférences entre le bâti traditionnel et le bâti visible actuellement. Mais ça génère des signes qui sont passionnants. Au niveau du graphisme, si tu regardes la section « typographie », on a une grande collection de lettres des années 1930, qui sont souvent des typographies de la reconstruction et qui caractérise bien ces territoires.

Exemple de recherche sur le site archive-arn.fr.

A.D. Concernant ces signes-là : typographiques, peintures publicitaires, etc. Est-ce qu’il y une différence selon les régions ou est-ce assez uniforme en France ?

N.M. Il y a des modes chez les artisans qui ne correspondent pas aux régions naturelles. Tu sens qu’il y a des endroits où les gens étaient installés et diffusaient une mode, un type de typographies ou de signes. Après on trouve beaucoup de lettres Art Déco, elles ont inondées toute la France.

E.T. Dans certains lieux ça vient en même temps comme objets de la reconstruction. Dans l’Est, par exemple, il y a plein de publicités pour la brillantine Forvil qu’on retrouve nulle part ailleurs. Ce qu’il y a d’intéressant dans ces superpositions de graphismes, qui ne sont pas des graphismes régionaux mais qu’on retrouve de manière assez spécifique dans certains territoires et pas d’autres, c’est la manière qu’ont ces signes d’interférer avec le reste.
  Ça nous intéresse de voir qu’une base géologique très spécifique génère une architecture qui l’est aussi, et que petit à petit avec l’arrivée du béton, du parpaing, de la brique creuse, de l’alu, etc, le bâti est devenu plus homogène et plus uniforme sur l’ensemble du territoire. Ce sont ces histoires d’homogénéisation et de spécificités qui sont intéressantes à comprendre et à décrire.

N.M. En France, à ma connaissance, on ne peut pas définir un territoire spécifiquement à travers des signes graphiques. On le peut à travers les objets décoratifs, oui, mais à travers les signes extérieurs, c’est moins évident. Ou alors avec les néo-régionalismes, comme en Bretagne avec le Triskel qui est présent. C’est assez drôle mais vite lassant.

E.T. En Camargue, il y a la tête de taureau ; dans le pays basque on retrouve des couleurs bien précises ; en Alsace aussi. Il y a des endroits spécifiques, mais on ne peut pas définir véritablement des régions à partir de ça.

A.D. Tu parlais d’homogénéité avec l’arrivée du béton et de tous ces autres matériaux. Qu’est-ce que l’étude du vernaculaire exprime dans notre contexte contemporain ? Qu’est-ce que vous vouliez dire en documentant cela ?

E.T. Plus on remonte dans le temps, plus on a des objets singuliers. Plus on en vient à l’époque actuelle, plus c’est homogène. Ce qui nous intéresse dans le vernaculaire, c’est que cela caractérise des singularités, ça met en valeur des éléments de distinction…

N.M. … qui renvoient à une vie locale, à une vie ancienne plus concentrée géographiquement et qui paraît plus cohérente.

E.T. Je parle en mon nom, mais moi je suis étranger. Je suis né d’un père japonais et d’une mère danoise, et j’ai toujours envisagé la France comme quelque chose d’extrêmement intriguant et curieux, qui était difficile à définir. Parce qu’entre Lille et Marseille, entre Strasbourg et Brest, très vite j’ai compris qu’il y avait une grande diversité sans comprendre où les ruptures s’opéraient. C’est quelque chose qui me tracassait de ne pas savoir quand est-ce qu’on passe du nord au centre, du centre au sud.
  Et quand on s’était rencontré avec Nelly, qui avait cette culture ancrée dans des réalités micro-régionales, très vite on s’est posé la question de comment raconter ce nuancier, cet arc-en-ciel de couleurs qui fabrique l’identité de chaque petit pays. On a beaucoup tâtonné jusqu’à trouver ce livre en deux tomes de Frédéric Ziegerman, un genre de guide pittoresque des années 1980 qui décrit ces régions [Guide des Pays de France, éd. Fayart, 1999]. On s’est rendu compte que ces pays étaient plus réels que fantasmés et on a commencé à travailler là-dessus, parce que ces petites unités permettaient une exploration assez fine et donnaient la possibilité de dire : voilà, on est plutôt dans telle couleur, et progressivement on va vers cette couleur plus claire, à mesure qu’on vers le Sud ou l’Ouest. Cette idée de déterminer où les choses changent est devenu plus palpable avec les régions naturelles.

Nelly Monnier et Eric Tabuchi, peinture publicitaire photographiée dans la Limagne bourbonnaise.

A.D. Les régions administratives ne permettent pas une exploration de cette réalité ?

E.T. Non, parce qu’elles sont purement arbitraires. Elles ne s’ancrent dans aucune légitimité géologique, ou botanique, culturelle ou historique. L’intérêt des régions naturelles, c’est qu’une fois qu’on commence à s’intéresser à ça, on ressent bien qu’elles ont un ancrage beaucoup plus profond que les départements, évidemment.

A.D. Ce qui vous intéressait, c’était donc ce flou entre ces différentes régions. Mais vous dites aussi que paradoxalement ces différentes régions sont très palpables ?

N.M. C’est très humain, à mesure humaine : des régions qu’on fait à pied, dont on parle mais qu’on ne trace pas sur une carte. Dans certaines régions, les gens ont un sentiment d’appartenance très fort, incontestable et, presque partout les artisans, les producteurs de miel ou autres font référence à ces régions et non pas aux départements (ex : le miel de la Beauce, etc.). Chaque artisanat essaye de se différencier de celui des autres régions. Ce qui n’est pas insignifiant parce qu’un artisan a besoin de parler à ses voisins et s’il utilise cette terminologie-là, c’est parce qu’il sait que ça a une résonance dans le corps populaire qui est sa clientèle potentielle. C’est quelque chose de très vivace. On pense que c’est plus une tradition orale ou une persistance informelle, mais qui est souvent assez palpable, d’autant que de plus en plus, les organismes qui promeuvent les régions utilisent ces termes parce qu’ils considèrent, à juste titre, que c’est plus éloquent de parler du Béarn ou du Cotentin, plutôt que du département. Il y a tout simplement une meilleure identification, une meilleure projection dans quelque chose qui est ancré dans la culture plutôt que dans une forme administrative.

A.D. On parle de plus en plus, surtout dans la situation actuelle du COVID-19, de faire local, à une échelle réduite, alors que jusque-là les échelles étaient toujours plus grandes. Est-ce que dans ce contexte les régions naturelles seraient des pistes pertinentes ?

E.T. On n’avait pas prévu le COVID, celui qui l’affirmerait serait prétentieux, mais par contre on avait anticipé l’idée que la globalisation serait niée. Depuis 15-20 ans, on dit que le monde est petit, qu’il se rétrécit, mais il ne se rétrécit que pour les gens qui font des Paris — New-York ou des New-York — Tokyo. Il ne se rétrécit que pour une très petite fraction de gens et pour une très petite fraction d’activités, mais pour ce qui est du reste, le monde reste extrêmement vaste.
  Pour nous c’est amusant, parce que parfois on visite de très petites régions naturelles qui peuvent faire 40 ou 50 km, et dès qu’on se met explorer l’une d’entre elles, l’autre extrémité de cette région nous paraît très éloignée. Dès qu’on raisonne en terme de limite d’un lieu, le lointain c’est juste l’opposé de là où on se trouve, et très vite on se met à considérer que 50 km, c’est loin. Ça remet en question l’échelle d’exploration. Celle-ci est beaucoup plus minutieuse et intéressante. Parce qu’aller dans les H&M de Shanghaï ou de Londres, c’est la même chose. On est plus étonné de découvrir une petite bergerie dans les Cévennes dont on ne connaissait pas l’existence. C’est un peu ça qui nous motive.
  C’est peut être une intuition intéressante de penser le local contre le global par les régions naturelles. L’autre jour une amie américaine me disait : « avant je considérais que la France était un tout petit pays, mais maintenant, je pense qu’il est immense, avec beaucoup de facettes différentes ». C’est juste un changement de positionnement.

A.D. Il y a une idée répandue qui dit que se recentrer sur des plus petites localités, ces territoires vécus, serait du conservatisme, une réaction face à la mondialisation. Qu’en pensez-vous ?

E.T. On est tout à fait conscient du danger de voir le local comme un refuge face à la menace d’une mondialisation qui nous envahit et qu’on ne maîtrise pas, ce qui fait qu’on est des spectateurs de l’avenir et non des acteurs. On est conscient de ce danger et ça ne nous intéresse absolument pas, il faut être très clair. Ce qui nous intéresse, c’est au contraire de dire que si on décèle toutes ces différences, on arrive à faire un éloge de la diversité et, la diversité, on est d’autant plus à même de l’accepter lorsqu’on en fait partie. Ce qui est vraiment intéressant, c’est de distinguer ces régions comme des mondes en eux-mêmes et voir qu’il n’y a pas de raison de se méfier de ses voisins.
  On s’intéresse autant aux discothèques qu’aux piscines municipales, autant de choses qui relèvent à la fois du local et du global. Mais en ayant à l’esprit le fait que le « global » est une illusion. En quatre heures d’avion je vais me retrouver à l’autre bout du monde avec les mêmes signes, parce que d’un aéroport à un autre, d’un centre ville à un autre, rien ne change. Considérer que c’est ça le changement et que c’est ça la modernité, ça me semble faire fausse route. Surtout que tout ça se double d’une espèce de promiscuité généralisée. Quand on va chercher de l’ailleurs, du dépaysement, on se retrouve dans des avions low cost remplis et des hôtels bondés. Ce sont des choses totalement à l’opposé de ce qu’on était venu chercher au départ : la liberté, le repos, le sentiment de sérénité. Ça, on peut le retrouver à 60 km de chez soi.

N.M. Les régions naturelles existaient avant la révolution, avant l’idée de nation. On pourrait largement les étendre aux pays étrangers par-delà les frontières, c’est une toute autre logique. Pour nous, voyager depuis sa région naturelle, ce pourrait être, par exemple, voyager dans un cercle de 200 km de diamètre. Il y a un continuum entre ces différentes régions qui ne s’arrêtent pas aux frontières.

E.T. Notre travail est de décrire, on ne revendique pas quelque chose. On documente quelque chose qui offre, selon nous, des pistes pour une meilleure compréhension de son voisin. Comprendre son voisin, ça peut être son voisin de l’autre bout du monde, mais on a considéré que c’était tout aussi intéressant de comprendre les enjeux des régions en désertification industrielle ou qui passent en monoculture intensive. Toutes ces choses, ça me paraît intéressant de les décrire et de montrer qu’elles se déroulent, qu’elles existent, qu’elles se passent sous nos yeux et que c’est une autre réalité, parallèle à celle de la globalisation. Cette réalité dépend de la globalisation, elle en subit les effets, mais elle a quand même une forme d’autonomie, d’indépendance, de singularité qu’on découvre assez vite. Ce qui fait que, quand on dit que c’est partout pareil, que le monde est tout petit, ça semble être une façon de marchandiser le monde, et d’occulter le fait que tout le monde conserve des éléments de singularité très forts, même si tout le monde porte du Nike ou Adidas. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a pleins de paysages transversaux qui se superposent et qui sont repérables maintenant sur l’atlas.

Nelly Monnier et Eric Tabuchi, photographie d’un paysage du Diois.

E.T. J’ai une question: en quoi ton mémoire va réussir à synthétiser ces problématiques et les ramener au graphisme ? Parce que c’est une de nos préoccupations majeures : la perte en qualité du graphisme dans les campagnes, chez les petits commerces, etc. C’est probablement une catastrophe majeure, qui est pourtant la plus simple à corriger parce qu’elle est superficielle, mais en même temps ça a une incidence très forte, car ça pourrit visuellement un territoire. On se dit qu’aujourd’hui, le devoir d’un graphiste qui aurait envie à la fois d’être engagé politiquement et en même temps d’améliorer le cadre de vie dans lequel il se trouve, serait d’agir au niveau du graphisme local. Le vendeur de fromage, il doit avoir une belle enseigne de vendeur de fromage, ça ne peut pas être juste un adhésif avec une mauvaise impression de chèvre pixelisée. Malheureusement on voit ça partout.

A.D. Je m’intéresse beaucoup aux enseignes peintes, les lettres lapidaires, les signes vernaculaires… Je m’intéresse à tous ces signes que l’on peut trouver sur place, et d’une manière générale à la peinture en lettre.

E.T. Je pense que c’est une responsabilité du graphiste, d’aller tout en bas de l’échelle, d’aller voir les petits cultivateurs, les petits commerçants, les coiffeurs et de vraiment dialoguer avec eux, de leur proposer des alternatives au tout numérique, tout vinyle, toutes ces choses qui sont en fait des trucs dégueulasses et qu’on utilise sous prétexte d’une économie de l’instant, mais qui ne bénéficie à personne à la fin. Pour moi, le travail de graphiste aujourd’hui ça serait de partir très humblement de la base et d’enjoliver le monde local par des signes mieux réalisés, mieux pensés, plus ambitieux, plus structurés. C’est peut-être dans la bonne compréhension et bonne connaissances de tous ces signes qui persistent que cela se joue. Nous on dit : plus de découpes lasers, tout doit être fait à la scie sauteuse !

A.D. Personnellement, je trouve plus agréable de travailler comme ça : découper du bois, peindre à la main, plutôt que de travailler sur ordinateur.

E.T. Ça ne fait aucun doute. Le seul souci c’est que ça coûte plus cher et que ça nécessite d’être impliqué localement. Le paysan il faut aller le voir et lui dire que ça va peut-être lui coûter plus cher mais qu’à la longue, ça sera payant. Ça implique un engagement personnel qui est un peu différent. Mais je pense que les esprits sont prêts pour ce genre de propositions. Pour moi, c’est un des chantiers les plus intéressants du graphisme contemporain : repartir dans l’autre direction, de moins travailler sur l’ordinateur et de plus faire à la main. Et Dieu sait que je ne suis pas contre l’ordinateur, ce n’est pas du tout une réaction. C’est juste qu’il faut arrêter de privilégier l’efficacité du numérique et d’appauvrir tous les signes ou l’univers visuel des territoires.

Entretien réalisé par Alexandre d’Hubert en novembre 2020.

Pour continuer :

Marie Chéné → La forme des mots
Demian Conrad → Pour une vision horizontale
/la-forme-des-mots/

Marie Chéné
11.03.2022

La forme des mots

Marie Chéné possède l’art de combiner les mots, les sonorités et les rythmes pour évoquer des images. Elle s’attarde sur les mots banals, ceux du quotidien, pour trouver de la surprise et de l’émerveillement. Elle tord le vocabulaire dans tous les sens, sans pour autant le perdre, afin de le redécouvrir et en souligner la richesse.

Léana Orsoni Quel est ton parcours ?

Marie Chéné J’ai commencé par des études littéraires classiques suivie d’un Master d’anglais, puis d’une année à Londres comme jeune fille au pair. À la suite de cela, j’ai été un an dans une école d’audiovisuel au Danemark. C’est l’année pendant laquelle j’ai compris que c’était le scénario qui m’intéressait le plus dans le cinéma. En sortant de cette école, j’ai commencé à travailler dans des sociétés de production à Paris, plutôt sur des séries télévisées où j’ai occupé pendant quinze ans des postes très variés autour de l’écriture du scénario. Après quelques années à Marseille j’ai intégré l’Atelier Pan. Le travail de scénariste s’est petit à petit épuisé en revanche mon travail personnel a pris de plus en plus de place. Ça faisait longtemps que je faisais des choses de mon côté, mais les faire dans un lieu de travail leur a donné une place différente.

L.O. Quel parallèle fais-tu entre ton travail de scénariste et ton travail personnel animé par l’amour du vocabulaire ?

M.C. Dans le travail de scénariste c’était déjà assez présent. Le scénario de série est vraiment un exercice d’écriture à contraintes. On sait qu’on a tant de scènes dans tel décor avec tant de personnages, il faut que le scénario fasse telle durée et qu’il ne fasse pas plus de trois pages… Après, le travail autour du langage, c’est quelque chose que j’ai toujours plus ou moins fait en remarquant des phénomènes dans la langue qui m’intéressaient ou qui me surprenaient. C’est devenu simplement plus systématique, plus élaboré à partir du moment où j’ai commencé à y réfléchir d’un point de vue professionnel.

L.O. Que penses-tu du rôle des femmes dans les studios de graphisme ? (Aujourd’hui beaucoup plus de femmes étudient dans les écoles d’art, alors que nous entendons plus souvent des noms d’hommes connus dans ces domaines, même si cela tend à changer).

M.C. Je n’ai jamais travaillé en agence je ne peux pas vraiment en parler. On me pose souvent la question de l’étiquette que je me donne, est-ce que je suis poète, artiste, auteure avec un « e », auteur sans « e », écrivain, écrivaine… Je choisis de ne pas choisir. Je prends toutes les étiquettes, si le terme « artiste » me permet de faire ce que je veux sur un projet, alors je suis artiste et si ailleurs il faut être poète, je veux bien être poète. Je n’ai pas de problème avec la féminisation, ce n’est pas forcement quelque chose que je revendique, je trouve que le mot auteure écrit avec un « e » est aussi beau. Le fait de rajouter un « e » attire l’attention sur cette qualité du mot. Récemment on m’a demandé de participer à un workshop dans une école d’art où ils cherchaient plutôt des artistes femmes parce que s’ils ne font pas attention, ils se retrouvent surtout avec des intervenants hommes.

L.O. Est-ce que le projet Mot Motte a un lien quelconque avec la féminisation des mots ? Comme celle des métiers par exemple.

M.C. Je ne sais pas si le projet parle vraiment de ça. Ce n’est pas forcément une féminisation parce que « mot » est autant une masculinisation de « motte », que « motte » est une féminisation de « mot », il ne peut pas y avoir de premier parce qu’il n’y a pas de départ. Dans ce projet, les mots n’ont pas de lien si ce n’est qu’ils répondent à cette règle en français très stricte et très variée du passage d’un genre à l’autre. En revanche cela peut être un outil pour comprendre ce que toutes ces règles peuvent avoir d’arbitraire. C’est aussi quelque chose qui peut amener du jeu dans un sujet qui est souvent pris très sérieusement, cela peut permettre de décrisper le discours. Il y a un livre qui est sorti en librairie intitulé Le zizi des mots qui revendique le fait que les mots masculins seraient des mots de fonction et les mots féminins seraient des noms d’objets. Sur les cent soixante-dix couples que j’ai trouvé cela n’a rien de systématique que l’un soit une fonction et l’autre un objet. Je trouve que c’est bien d’avoir des choses à défendre mais il ne faut pas non plus tordre la langue pour lui faire dire ce qu’on veut qu’elle dise. En l’occurrence le projet Mot Motte est une manière drôle et détournée de regarder ces histoires de règles grammaticales et permet d’être surpris par des mots que l’on croit connaitre par cœur.

Marie Chéné, Mot Motte.

L.O. Pourquoi ne montres-tu pas ton travail sur internet ou sur les réseaux sociaux ?

M.C. Ce n’est pas une volonté délibérée, c’est un manque dont j’ai conscience. Il faudrait que j’ai ne serait-ce qu’un site, mais je n’essaye pas non plus de cacher mon travail. Il y a certaines de mes productions qui pourraient se prêter à des parutions régulières, sur Twitter ou un Instagram mais j’ai du mal à trouver du temps pour faire ça. Deux choses se mêlent dans cette problématique : faire sa propre promotion c’est quelque chose qui n’est pas du tout évident et puis comme mon travail est vraiment sur le langage j’aimerais proposer quelque chose qui reflète cet aspect. Du coup, le serpent se mord la queue. Avant d’avoir vraiment réfléchi à cette question je ne peux rien faire et, en même temps si je ne fais rien je n’y réfléchis pas. Mais dans tous les cas c’est un vrai problème, sans doute mon travail gagnerait à être plus visible, il est assez graphique par rapport à d’autres travaux d’écriture. Ça fait partie des chantiers auxquels il faut que je m’attelle.

L.O. C’est l’amour du langage qui t’a amené à créer des images ? Ou est-ce que les images et les mots sont indissociables pour toi  ?

M.C. Les mots ont une forme et vivent quelque part. Dans le projet Suppléments littéraires les phrases que j’écris en caviardant les pages de journaux sont inscrites dans un contexte, c’est là qu’elles sont vraies. J’aurais l’impression de les travestir si je devais les changer de milieu. C’est la même chose pour le projet sonore, Cherchez le murmure, qui joue avec les échos. Ces phrases sont d’abord oralisées, et dites face à un écho qui renvoie les dernières syllabes et complète la phrase : « Jamais l’étonnement/ne ment », ou « Toutes les particules/articulent. » Une carte a été imprimée pour que nous puissions nous rendre sur place afin de les entendre dans les montagnes. C’est dans ce lieu qu’elles sont complètes. Si je reviens aux phrases de journaux, ce sont des phrases valides, mais je n’ai aucune envie de les extraire de l’endroit duquel elles sont apparues. Pour répondre à ce que tu disais ce n’est pas tant une image qu’une forme, ça peut être sonore ou bien visuel. L’écriture naît d’un lieu ou d’une circonstance, cela participe beaucoup de l’écriture. Ce qui me réjouit quand on m’invite à travailler quelque part, c’est de n’avoir encore jamais expérimenté ce lieu et de me demander ce qu’il y a en germe comme écriture là dedans. Ce que je fais la plupart du temps ne peut pas se transposer d’un endroit à l’autre. C’est pour cela que les mots ont une forme, ils n’existent pas dans l’absolu pour moi. L’idée d’écrire sur une page blanche ou dans un fichier vide ne me plaît pas du tout, ça me donne pas plus de liberté.

Marie Chéné, David Poullard, Mots d’angle, Seyne-sur-Mer, 2019.

L.O. Quel lien fais-tu entre tes pratiques ? Que ce soit la poésie, les mots, qu’ils soient écrits ou oralisés ou encore insérés dans une carte ou mis en espace.

M.C. Ce sont simplement des endroits de réflexion différents. Dans le travail d’écriture réalisé avec le nom des communes de France pour Le Tigre, j’ai repéré que certains noms de communes françaises voulaient dire quelque chose, par exemple Menton, Rennes, Paris… Dans les 36 000 communes de France il y en a 1 200 qui sont dans ce cas, ce qui permet d’écrire à la fois des textes et des itinéraires. Nous n’écrivons pas de la même manière avec des noms de communes ou avec des noms d’îles. Si je dis « Corse » nous voyons sa forme et si je dis « Paris » nous voyons sa localisation en France. Quand j’écris, les noms de communes sont placés sur la carte de France alors que les îles sont reconnaissables seulement par leur forme. Petit à petit cela devient un code secret. Admettons que j’écrive « La tendresse corse cette histoire », la fois d’après j’utiliserai le mot « Corse » en ne mettant que sa forme, sans le nom en dessous. Avec la cartographie, et la toponymie, il y a toujours cette attention. Ce sont des mots qui viennent d’un endroit, qui ont une forme avec laquelle nous avons un rapport, que nous n’utilisons pas de la même manière.

L.O. Est-ce que cette histoire de code secret t’intéresse particulièrement ?

M.C. Ce qui m’intéresse dans le code ce n’est pas le secret mais c’est de trouver des codes pour communiquer les uns avec les autres. L’écriture est un code autant que le langage parlé. C’est un émerveillement un peu naïf pour des choses auxquelles nous sommes habitués en oubliant que cela peut être incroyable. C’est pour cela que j’aime le vocabulaire, pour autant les mots savants ou rares m’intéressent assez peu. Je préfère largement utiliser des mots que l’on connait par cœur et brusquement s’apercevoir que dans « vaporeux » il y a « va » et « poreux », ce qui peut transformer le mot en une sorte d’injonction très belle, celle d’aller se balader et d’être poreux au monde autour de nous.

L.O. Que peux-tu me dire du mouvement OuCarPo auquel tu es associée ? Quelles sont tes actions ou activités ?

M.C. Nous nous retrouvons tous les premiers mardi du mois à Marseille pour réfléchir ensemble puis partager les différents travaux et découvertes des uns et des autres autour de la cartographie.

L.O. Donc ce sont des travaux personnels avec une mise en commun ?

M.C. Oui, cela nous est arrivé de faire des expositions collectives en l’occurrence l’exposition Alpha Beta Carta autour des mots dans la carte qui était assez stimulante. Il y a toutes sortes d’approches dans les réunions ce qui permet d’enrichir les questions que nous pouvons nous poser sur une carte afin de mieux la comprendre. Pour ma part c’est avec la toponymie que je me sens la plus à l’aise.

Marie Chéné, Feuille de route, magazine Le Tigre numéro double 24–25, Décembre 2012–janvier 2013, pp.26–27.

L.O. Comment se passe le travail d’auto-entrepreneuse ? Le fait de travailler seule ?

M.C. Travailler seule ne m’intéresse pas forcément. J’aime beaucoup travailler en collaboration, mais il faut aussi que cela ait du sens, cela dépend des projets. L’idée du projet Marmot-Marmotte m’est venue toute seule, je l’ai poussé à son terme en collaboration avec le Frac. Pour le projet Mots d’angle travailler en collaboration était évident. Afin de pouvoir lire deux mots en un et régler le tout au millimètre près, il me paraissait important de travailler avec un typographe. Je suis vraiment contente de le faire avec David Poullard, qui est aussi artiste, de pouvoir enrichir le projet et le pousser le plus loin possible. Mais sur le projet des Suppléments littéraires ça n’aurait pas eu de sens de travailler avec quelqu’un d’autre. Après, le fait d’être dans un atelier change complètement la donne. Je teste énormément mes idées sur les autres, je vois leur réactions. Nous avons des métiers qui sont quand même très aléatoires avec parfois de grosses périodes de travail et après plus rien. C’est vraiment bien d’être entouré de gens qui comprennent ce fonctionnement. Le travail régulier et harmonieusement reparti est quand même très rare. Pour finir, mon outil de travail préféré, c’est le dictionnaire, c’est comme une collaboration. Si j’ai un dictionnaire avec moi, je suis beaucoup moins seule.

Entretien réalisé par Léana Orsoni le 10.12.2019.

/pour-une-vision-horizontale/

Demian Conrad
12.03.2022

Pour une vision horizontale

En 2012, Demian Conrad, artiste et designer suisse fondateur du studio Automatico à Lausanne, est choisit par Blackswan Foundation — fondation suisse pour la recherche sur les maladies orphelines — pour concevoir leur nouvelle identité visuelle. Après plusieurs expérimentations, il découvre, avec la complicité de son imprimeur, le moyen de créer des motifs aléatoires, en faisant varier le niveau de la solution de mouillage directement sur la presse offset. Il nomme cette technique Water Random Offset Printing (WROP)1.

Romain Laurent & Alan Madić Quel est votre relation avec les objets imprimés ?

Demian Conrad Mon père était bibliothécaire, j’ai eu une maison remplie de livres depuis l’enfance. L’imprimé faisait déjà partie de l’histoire familiale. Mon père avait un ami graphiste et artiste, Chris Carpi, un personnage assez génial avec qui il avait lancé une maison d’édition. À cette époque, je ne voulais pas faire du graphisme. Je faisais du skateboard et le design ne m’intéressait pas. Quand je faisais du skate j’avais tous les Skateboard Magazine, je les ai ai jeté sans savoir que c’était David Carson qui les avait mis en page. Maintenant ça m’embête parce que ce sont des objets de collection assez uniques. J’ai rencontré le graphisme par le biais de cette culture. Ce que je voulais réellement, c’était avoir une boutique de skate. Ça n’a pas marché donc, petit à petit, je me suis rapproché de l’édition. Je ne savais pas encore ce que je voulais faire à l’époque, je me suis alors inscrit à un cours appelé « typographiste ». Cela regroupait un ensemble de savoirs-faire, du travail de mise en œuvre du design jusqu’à l’impression. C’est-à-dire du prépresse, DTP2 selon la terminologie des années 1980. Le travail consistait à préparer le projet qui devait être imprimé. On avait deux solutions, soit le photographier et le transférer sur des plaques par un processus de photo-reproduction, soit dessiner les choses directement à la main ou avec des ustensiles très archaïques. C’était comme cela jusqu’à l’apparition des premiers logiciels de publication. À partir de là, j’ai commencé sérieusement mon activité chez un imprimeur qui utilisait encore une Linotype.

R.L. & A.M. Quand nous avons échangé par mail, vous avez dit avoir été « typographe en imprimerie » ; qu’est-ce que cela implique ?

D.C. C’était un rôle un peu hybride. C’est ce qu’est devenu le polygraphe3 ou le photograveur. Avant, il y avait un typographe dans chaque imprimerie, c’était lui qui concrétisait le design ou l’idée d’un client. Lors de mon apprentissage, j’ai compris rapidement que j’avais un peu plus de créativité que la moyenne. J’avais un professeur qui avait été formé à Bâle, j’ai baigné dans l’héritage graphique d’Armin Hofmann et d’Emil Ruder. J’ai légèrement abandonné ça par la suite, dès lors que j’ai eu un professeur graphiste qui était ce qu’on peut appeler un « post-weingartdiste »4. Dans cette formation j’ai plutôt bien étudié la mise en page typographique, les espaces, les contreformes… Les bases de la typographie en somme. J’y ai appris également la préparation à l’impression, et ça, c’est un enseignement que j’ai gardé.

R.L. & A.M. Comment en êtes-vous venu à expérimenter avec le procédé offset ?

D.C. J’ai travaillé cinq ans en imprimerie, puis j’ai repris les études de graphisme parce que je sentais que j’allais être malheureux dans une situation de quasi pure production.
  À une période, peut-être 2008-2009, la digitalisation du métier s’est accéléré et l’on passait de plus en plus de temps devant l’ordinateur. La question s’est posé de savoir si l’on devait être créatif uniquement avec l’ordinateur, ou si on pouvait l’être autrement. Je pense que celui qui a vraiment initié cela dans l’histoire du graphisme, c’est Anthony Burrill, cet anglais qui a fait cette fameuse affiche « Work Hard & Be Nice To People ». Il l’avait réalisé avec des caractères en bois, et cela m’a permis de réaliser qu’on pouvait faire du graphisme sans ordinateur. Cette idée m’est restée en tête, jusqu’à avoir l’occasion de l’expérimenter. J’ai fait une première tentative pour un client qui était plutôt porté sur la recherche et ouvert à l’utilisation d’un processus plus créatif.

R.L. & A.M. Est-ce que c’était pour la Blackswan Foundation ?

D.C. Tout à fait, vers 2010.

Demian Conrad, Blackswan Foundation, 2012, 14,5 × 21 cm, impression avec la technique du WROP.

R.L. & A.M. Comment qualifieriez-vous votre relation avec les imprimeurs avec lesquels vous travaillez ?

D.C. Durant mes cinq années d’apprentissage, l’atelier dans lequel nous travaillions était juste au-dessus de l’imprimerie. Seize marches d’escalier nous séparaient. Dès que l’on commençait à descendre on entendait le bruit des machines. À une époque, le graphiste et l’imprimeur étaient une même personne. Avec le temps, le rôle du graphiste s’est précisé et la distance avec l’imprimeur a commencé à se former. Jusqu’à aujourd’hui où l’industrie graphique s’est tellement étendue et diversifiée que certains ne font plus de passage sur machine. Moi, tout comme d’autres collègues, je trouve que cela reste fondamental : l’imprimeur est un partenaire et non pas un fournisseur. Si vous le voyez comme tel, cela veut dire que vous êtes dans un rapport de force. Les imprimeurs avec qui je travaille sont des amis. On est dans une relation de confiance.

R.L. & A.M. On imagine, par conséquent, que c’est moins compliqué pour vous d’obtenir l’autorisation d’un imprimeur pour venir expérimenter sur ses presses.

D.C. Oui, bien entendu. Mais c’est au designer d’initier cette relation, quelque soit la technique avec laquelle il désire travailler : impression offset, sérigraphie ou jet d’encre. Pour moi, l’avenir c’est l’impression jet d’encre. Je pense que l’offset est destinée à disparaître dans dix ou quinze ans. La difficulté à résoudre aujourd’hui est d’arriver au même rendu avec l’impression jet d’encre qu’en offset. Le futur, ce sont les nouvelles technologies numériques.
  J’ai discuté avec une étudiante qui fait justement son bachelor sur ces questions d’impression, et je lui ai expliqué une chose à mon avis importante : si l’on fait du design, c’est au service d’un problème, pour véhiculer un message. Le support imprimé étant le médium, il y a des impondérables économiques. Que vous vouliez vendre des chaussures en faisant une campagne d’affichage ordinaire, ou que vous fassiez le catalogue d’un super artiste, il vous faudra dans tous les cas rentrer dans le budget. Alors, la relation prix/impression est très importante.
  C’est parce qu’elles sont chères qu’aujourd’hui les techniques manuelles ou traditionnelles — comme la lithographie ou la sérigraphie — se sont raréfiées dans les pratiques du designer et développées dans les arts plastiques. L’imprimé « analogique » garde le charme de ses erreurs, de sa salissure, de son aspect unique, ce qui est valorisé dans le champs de l’art.
  Je pense que les designers doivent prendre le risque d’aller découvrir de nouvelles choses. Prenons l’exemple de Wolfgang Weingart : la partie la plus intéressante de son travail n’est pas son design « radical » ni sa posture « anti-Armin Hofmann » (l’élève contre le maître), mais plutôt ses expérimentations avec les films de sérigraphie. Il a compris le travail du sérigraphe, il a vu le potentiel créatif des films, des trames, de leur manipulation, du montage, … il en a pris possession et en a fait des affiches qui sont uniques. C’est à mon sens la réussite de Weingart. On peut également citer Wim Crouwel avec ses dessins de caractères qui se basent sur les nouvelles technologies de photocomposition ; ou bien April Greiman avec ses expériences sur le premier logiciel PageMaker. Elle a lancé la fameuse New Wave californienne.

Demian Conrad, Photolithogram on offset plate, Lausanne, 2011, 14,8 × 21 cm, utilisation d’une plaque offset comme papier photosensible.

R.L. & A.M. Dans vos projets d’impression, vous collaborez souvent avec d’autres personnes ?

D.C. J’ai une très bonne relation à distance avec un collègue de Londres, Fraser Muggeridge; on s’échange souvent des objets graphiques. Il est plus artisanal, lui s’inspire des Arts and Crafts de William Morris, tout en restant très contemporain. On a déjà fait une collaboration où il a pris mes impressions offset puis les a surimprimé en sérigraphie.
  Récemment, j’ai également collaboré avec Alex Dujet du studio Futur Neue à Genève. Nous avons fait un workshop, intitulé Johannes & Alan, où l’on essayait de mettre en relation la technique d’impression digitale — en utilisant des algorithmes — et l’impression avec des caractères en plomb. Tout est imprimé à l’encre noire sur le même support pour brouiller un peu les pistes et expérimenter avec les erreurs que produit la rencontre des deux procédés.
  Une autre facette de mon travail est une structure hybride, qui s’appelle Center for Future Publishing, que j’ai cofondée avec la HEAD de Genève. C’est un grand atelier où l’on se concentre sur les techniques d’impression digitale. On fait des projets expérimentaux où l’on détourne des imprimantes jet d’encre. L’idée n’est pas de répondre à la demande d’un client, mais plutôt d’effectuer une exploration. On tente de dépasser les limitations techniques. Par exemple en pré-impression, c’est-à-dire en générant des contenus via des algorithmes ; ou en impression, en essayant de hacker l’encre des cartouches et d’en changer le contenu. On le fait rarement en offset parce que c’est complexe, mais c’est infiniment plus compliquée et technique en jet d’encre. Par contre, en sérigraphie, on peut plus aisément avoir des encres personnalisées et artisanales.
  L’objet le plus emblématique que l’on ait réalisé est la Perpetual Printing. On voulait savoir ce que pouvait produire plusieurs passages d’une même feuille dans la même machine. On a inventé un système de boucle qui nous permettait d’imprimer à l’infini — la feuille qui sort de la machine est la même que celle qui est chargée. Il y a différentes variétés de surimpressions qui se font selon le type d’algorithme que l’on envoie dans la machine. Vu que l’on surimprime l’encre de quatre cartouches — ce qui normalement ne se fait jamais en impression numérique — on arrive à des rendus chromatiques étonnants.

Demian Conrad et Alex Dujet, Johannes & Alan, workshop à la HEAD Genève, 2020, 50 × 70 cm, impression numérique et plomb.

Équipe du Center for Future Publishing, Perpetual Printing, Center for Future Publishing, Genève, 2018, 8 m², impression jet d’encre en boucle.

R.L. & A.M. Y a-t-il des projets comportant une pratique expérimentale de l’offset n’ayant pas pu voir le jour, faute de moyens techniques, budgétaires ou autres ?

D.C. Je pense que le problème de tous ces projets expérimentaux, c’est qu’aujourd’hui malheureusement, on ne peut pas se battre contre le prix de l’impression digitale. Les procédés d’impression traditionnels prennent plus de temps et coûtent plus cher. Le dernier cas où nous n’avons pas pu réaliser un projet, c’était une carte de vœux pour l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. L’idée initiale était d’imprimer et d’utiliser une découpe laser en passant par Processing. On avait développé un script qui générait des formes complexes. Mais on s’est rendu compte en parlant avec des spécialistes que la découpe laser n’était pas rentable pour ce type de projet. On a dû mettre cela en attente et opter pour une découpe au plotter. C’est typiquement un exemple de projet que nous n’avons pas pu mener à terme faute de moyens.

R.L. & A.M. Votre projet WROP est une exploitation de ce que l’on pourrait appeler une erreur d’impression, mais de ce fait, cette erreur change de statut et n’en est plus une. C’est un peu comme une mise en valeur d’une limite de l’objet technique. Est-ce que c’était en pleine conscience que vous vouliez « tordre » le procédé offset ? Ou bien était-ce beaucoup plus instinctif ?

D.C. Je pense que le processus mis en place était très scientifique. L’idée est née du besoin de la Blackswan Foundation de communiquer sur les maladies orphelines. J’avais dessiné une couverture typographique qui fonctionnait bien, claire, forte, fondée sur une attitude américaine : tout en capitales, affirmée, pour véhiculer l’idée que l’on défend une cause et qu’on soutient une conviction. J’avais présenté le concept et le client avait accepté. Cela m’a donné l’idée de tenter une impression où chaque passage serait légèrement différent. Introduire de l’unicité dans la série, me rappelle les travaux de Muriel Cooper (responsable du département d’impression du MIT) dans les années 1980, mais aussi à des artistes comme John Cage — une de mes grandes références de jeunesse —, ou Brion Gysin et la poésie permutative.
  Je me suis dit que ce serait intéressant de tenter avec l’offset, mais je n’avais vraiment aucune idée de comment procéder. Quand j’ai commencé ce projet, j’ai trouvé un ami imprimeur qui était intéressé. Le client m’a dit que c’était de la folie, car j’avais vendu le projet différemment, mais qu’on allait tout de même essayer. Il a finalement accepté de retarder la mise en place du projet. D’ailleurs, il est même venu sur machine. L’imprimeur avait mis à disposition une petite imprimante pendant deux demi-journées, parce que c’était plus pratique pour expérimenter. Ce n’est pas compliqué de faire fonctionner soi-même une presse offset, quelques journées de formation et vous savez la faire tourner. Le plus difficile, c’est d’arriver à faire de belles impressions. Finalement, j’ai testé des choses rudimentaires comme tamponner sur les rouleaux. L’idée, c’était de trafiquer et de voir ce qui allait se passer. Petit à petit, j’ai vu qu’il y avait des erreurs qui pouvaient amener à un résultat. Le processus, c’était vraiment : tenter, tomber sur une erreur, voir ce que cette erreur pouvait apporter et repenser tout le design.
  C’est là où est le grand basculement — pour moi, mais aussi pour l’imprimeur —, parfois une erreur n’est pas une erreur, c’est une autre piste. À mon avis, il faut être capable de faire abstraction de nos a priori sur ce qu’on considère être « bien ». Parce que parfois, ces erreurs contiennent la clé de nouvelles solutions. Pour moi, c’est la grande difficulté de ce type de processus.

Demian Conrad, Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF) 12, Lausanne, 2013, impression avec la technique du WROP.

R.L. & A.M. Qu’est-ce qui vous pousse à faire tant de recherches en impression  ? À vous investir autant  ?

D.C. Je ne sais pas. C’est instinctif, émotionnel. C’est une question que je me pose chaque jour ! Pour l’instant, c’est à titre de recherche, ma mission n’est pas de changer le monde. Au début, je me suis rendu compte du problème que vous soulignez dans votre demande d’entretien : les imprimeurs ne sont pas tous ouverts à bricoler avec leurs machines. Vous devez vous imaginer l’effet que cela vous ferait si quelqu’un rentrait dans votre ordinateur et commençait à changer vos fichiers de place, regarder vos e-mails, etc.
  Deuxièmement, j’ai vu que dans tous les pôles digitaux ou centres d’impression d’écoles, on ne touche pas aux imprimantes, on appuie sur un bouton et c’est fini. Je trouve qu’on subit un système dans lequel l’on est seulement exécutant. Les Hippies dans les années 1960 avec le DIY ont réussi à court-circuiter cela, comme certains postmodernistes, Ettore Sottsass par exemple, qui ont essayé de mettre le désordre dans des esthétiques qu’on appelait bourgeoises. Je me suis dit que si on veut expérimenter dans l’impression digitale, comme on le fait avec les presses traditionnelles, il faut pouvoir ouvrir l’imprimante sans avoir besoin de répondre à des impératifs économiques. C’est ce qu’on essaye de faire avec le Center for Future Publishing.

R.L. & A.M. Vous avez de multiples casquettes : designer, enseignant, chercheur. Comment ces différentes facettes de votre travail se nourrissent entre elles ?

D.C. J’ai le sentiment que le marché de l’emploi actuel tend à une hyperspécialisation. J’ai pu côtoyer des camarades qui ne font que des couvertures de romans. Moi, j’ai des doutes concernant ce modèle-là. D’accord, on devient le meilleur designer de couverture mais le souci, quand on a un savoir verticalisé, c’est comme si on était dans un silo : on ne sait pas ce qui se passe ailleurs et on perd la vision horizontale. Je suis personnellement pour cette horizontalité des savoirs. Avant, on parlait d’« esprit de la Renaissance », cela signifiait être moins dans la profondeur mais avec une meilleure vue d’ensemble. Donc avoir davantage une position de directeur artistique que de technicien de pointe.
  Pour finir, avec ma diversité de pratiques, je peux cartographier une réalité plus ample et non plus simplement une petite niche. Cela permet aussi d’utiliser des expérimentations provenant d’un travail de recherche ou d’un workshop pour un projet de commande.

R.L. & A.M. Qu’est-ce que pour vous un ouvrage exemplaire ?

D.C. Irma Boom, qui est un peu la princesse du livre, nous dit que la plupart des livres qu’elle voit dans les librairies devraient, à son sens, rester en PDF. Il est très important de se demander pourquoi faire un livre et l’imprimer. Pour moi, c’est la première chose : le livre doit avoir une qualité comme tel, une raison pour ne pas simplement rester en ligne. Ça fait bientôt 500/600 ans que l’on fait des livres imprimés grâce à Gutenberg, donc ce n’est pas évident de mettre au défi ce qui existe déjà.
  Je pense à deux types d’ouvrages très différents par lesquels je peux être séduit. Mais cela reste très personnel. Il n’y a pas le meilleur livre, le meilleur design, il y a des solutions et surtout beaucoup de subjectivité. D’abord, le livre Ruder Typography Ruder Philosophy, pas tant pour son contenu, bien qu’il soit très intéressant, que pour sa lisibilité. Il a été mis en page par Helmut Schmid — élève d’Emil Ruder. Il y avait Armin Hofmann, Emil Ruder, puis la voix de Weingart qui a cassé un peu les codes, et lui c’est le Weingart silencieux. Bien qu’il soit de la même génération, il a eu moins de succès que Weingart car il était beaucoup plus discret, mais il a fait un travail d’une délicatesse incroyable. Donc, pour en revenir au livre, quand je vois une double page composée en Univers corps sept, que je commence à rentrer dans le texte je prends beaucoup de plaisir à lire, c’est tellement élégant. Je sens vraiment le livre, et le livre, c’est la lecture. C’est le travail d’un grand typographe qui a compris ce qu’est un livre, ce qu’est le papier, ce qu’est l’interface, le médium, et c’est un réel bonheur.
  Un autre exemple, bien différent, serait le travail d’une étudiante des Arts Décoratifs de Paris, Louise Drulhe, qui s’appelle L’atlas critique d’internet. J’ai l’impression qu’en France, il y a cette mouvance open source, creative common, etc. que j’apprécie. Ce livre, je le trouve moins attrayant d’un point de vue typographique et graphique, mais le sujet est fascinant. Il pose des questions comme : qu’est-ce qu’internet ? Comment le visualise-t-on ? Donc je trouve d’abord ce livre exemplaire par l’intérêt son contenu. Ensuite, il est tiré à un seul exemplaire et relié à la main. C’est un objet hybride entre la technologie et l’artisanat. Bien qu’il soit un peu brouillon, bizarre ou maladroit par endroit, c’est une maladresse intelligente. Une maladresse d’exploration qui dit que le livre peut être différent, surprenant. On pouvait commander ce livre en différents formats, A4, A3, carré, paysage, portrait super allongé, et à chaque fois la mise en page s’adaptait. Alors, ça créait des fictions, des accidents. Il est donc à l’opposé du livre d’Helmut Schmid qui, lui, a la maîtrise totale des proportions, des espaces, de l’ergonomie, de la typographie ; c’est comme rouler en Bentley. Alors que dans le livre de Louise Drulhe, vous roulez dans un prototype à moteur électrique, tout est automatique, vous ne savez pas où vous allez, si vous allez provoquer un accident. Mais vous sentez que vous êtes dans quelque chose de nouveau. Voilà deux extrêmes de ce que je peux aimer dans le livre.

R.L. & A.M. Que veux dire pour vous « expérimenter en design graphique » ?

D.C. L’expérimentation peut avoir plusieurs intentions. Si je me réfère à Bruno Munari, l’une de mes premières références : l’expérimentation c’est prendre les ingrédients que l’on a à disposition et les mélanger de toutes les manières possibles pour voir s’il y a quelques nouveautés, quelques accidents. Mais, conjointement, je voudrais la pousser dans une direction conceptuelle. Pour moi, expérimenter, ce n’est pas seulement avec la matière ou les processus, mais c’est aussi avec la pensée. Je dirais qu’expérimenter, c’est avoir le courage d’explorer de nouveaux concepts. Et comme disait si bien Edward de Bono — qui était mon professeur à l’université de Malte et l’inventeur du lateral thinking — « il faut toujours défier ce qu’on pense être la pensée standard ». Et si une tasse, au lieu d’être ronde, était triangulaire ? En tout cas, aujourd’hui, on ne souffle plus le verre, on le moule. Alors on n’a plus besoin d’avoir cette forme circulaire hérité des souffleurs de verre. Est-ce que le livre doit être encore imprimé sur papier ? Doit-il être d’un format utilisable par nos mains ? Est-ce que le livre ne pourrait pas être un grand atelier ? Avoir cette compétence de défier et d’explorer les idées, c’est aussi une forme d’expérimentation.

Entretien réalisé par Romain Laurent et Alan Madic le 18.03.2021.


  1. Water Random Offset Printing, ndt : Impression offset aléatoire par l’eau. 

  2. Desktop To Publishing, ndt : PAO, Publication Assistée par Ordinateur. 

  3. Technicien préparant les documents pour l’impression. 

  4. En référence à Wolfgang Weingart. 

Nelly Monnier est née en 1988, elle vit et travaille dans l’Ain et en Essonne. Après une enfance rurale et des études de cinéma à Bourg-en-Bresse, elle obtient un DNSEP à l’ENSBA Lyon en 2012. Elle développe ensuite son travail, où peinture, dessin et récit abordent les rapports entre l’architecture, le décoratif et le paysage. Sa pratique est nourrie par de nombreux voyages « de proximité », notamment pour le projet d’Atlas des Régions Naturelles qu’elle mène avec Eric Tabuchi.

Site de Nelly Monnier

Eric Tabuchi vit et travaille à Paris. Né d’un père japonais et d’une mère danoise, son travail s’articule autour des notions de territoire, de mémoire et d’identité. Les typologies architecturales constituent le principal de son œuvre. En plus de sa pratique photographique, Eric Tabuchi produit des objets et réalise des installations. Depuis 2017, il se consacre à la réalisation de l’‍Atlas des Régions Naturelles‍, projet qu’il réalise avec Nelly Monnier et qu’il entend terminer en 2024.

Site d’Eric Tabuchi
Site de l’Atlas des Régions Naturelles
Site de l’atelier de l’Atlas des Régions Naturelles

Alexandre d’Hubert est étudiant en design graphique à l’École supérieure d’art et design Grenoble-Valence, où il explore des manières de faire du graphisme ancrées dans le local.

Instagram d’Alexandre d’Hubert
dhubert.alexandre[at]gmail.com


Citer cet article« Les messagers de l’ARN », Nelly Monnier & Eric Tabuchi par Alexandre d’Hubert, 12.03.2022, PNEU, https://revue-pneu.fr/les-messagers-de-larn/, Consulté le 28.03.2024

P
N
E
U
Les messagers de l’ARNNelly Monnier & Eric Tabuchi

PNEU 01